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jeudi 25 mars 2021

Sylvain Santi, Cerner le réel. Christian Prigent à l'oeuvre

 Sylvain Santi, Cerner le réel. Christian Prigent à l’œuvre, préface de Michel Surya, ENS éditions, Lyon, hiver 2019-2020, 366 pages, 29 €, ISBN : 979-10-362-0186-8.

« Par où entrer dans l’œuvre imposante, qui s’imposera,
de Christian Prigent ? Par ce livre de Sylvain Santi par exemple,
où tout entre déjà, en totalité ou en partie, de ce qui la constitue :
poèmes, récits, essais, théories et… politique. De ce qui fait
ses liens, parfois contradictoires » (Préface de Michel Surya, p. 21).

Dans une édition soignée, préfacé par Michel Surya qui développe les rapports entre poétique et politique, voici le premier essai sur l’œuvre d’un des poètes français les plus reconnus : suite au premier volume collectif paru en 2017 chez Hermann, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, le livre que propose Sylvain Santi, spécialiste de Bataille qui travaille depuis des années sur l’œuvre de Prigent, se concentre en quatorze chapitres répartis en deux parties sur une question centrale – le « réel » – déjà abordée mais pas de façon aussi fouillée.

Au reste, il ne s’agit pas d’une monographie : s’adaptant à son objet, l’auteur ne cherche nullement une impossible exhaustivité, sachant qu’on ne peut cerner cette œuvre insaisissable qu’en esquissant des pistes, suggérant qu’il y a de l’innommable, déroulant des fils que les lecteurs devront tisser pour construire leur propre parcours. Son originalité est d’y entrer par de petites mais subtiles portes : le chapitre liminaire d’un essai marquant (« Lucrèce à la fenêtre », Salut les anciens, P.O.L, 2000), qui constitue « une fenêtre ouverte sur l’œuvre de Prigent » (p. 23) ; divers écrits et entretiens pas encore bien connus, ; un Journal de l’œuvide et un Album de Commencement mis en regard d’une première fiction, précisément intitulée Commencement(P.O.L, 1989), qui signe le vrai démarrage de ce qu’on appelle une carrière… Ainsi, un peu comme l’entreprise proustienne prend forme et se développe à partir de la fameuse tasse de thé, toute la première partie du livre découle de la lecture d’un seul chapitre de Salut les anciens : cette brèche offre une véritable ouverture vers l’œuvre entière, prolongée et approfondie, dans la seconde partie, par d’autres saillies du côté de Ce qui fait tenir, du Journal de l’œuvide et des premières fictions. À la synthèse surplombante, au survol synthétique, aux vains propos généralisateurs, l’auteur préfère une critique immanente qui suit les textes sélectionnés au plus près, creusant son propre sillon avec rigueur et méthode : les analyses et références sont pertinentes, les perspectives très souvent inédites, qui s’appuient sur un solide outillage philosophique, rhétorique/linguistique et psychanalytique. Avec Sylvain Santi, manière de critiquer et « manière de flâner » (23) vont ainsi de pair. Dans son journal intellectuel qui vient d’être publié sous le titre de Point d’appui 2012-2018, Christian Prigent y voit « un programme d’écriture et sa réalisation méticuleuse » (P.O.L, p. 257).

L’intérêt d’une telle démarche réside également dans un autre type d’ouverture : aux divers états du champ poétique comme à des figures majeures – telles Lucrèce, Scarron, Baudelaire, Sade, Bataille, ou encore Ponge.

On peut toutefois regretter que les chapitres 2 (« Hériter du père ») et 3 (« Modernité »)  ne soient pas plus approfondis et un peu trop proches des analyses de l’auteur lui-même (trop de citations sans doute) et recroisant parfois des études déjà publiées. On est d’ailleurs surpris de n’y trouver aucune référence à la critique prigentienne, comme si l’on pouvait écrire ex nihilo sur une œuvre déjà consacrée.



vendredi 30 mars 2018

[Actualité] Nouvelles prigentiennes

AGENDA

 A Binic : le samedi 31 mars et le dimanche 1er avril, au Festival « Les Escales », 2 Quai de Courcy, 22520-Binic (secretariatdesescales@gmail.com). Signature, lecture, discussion.

Samedi 07 avril, à 18 h, à la Maison de la Poésie de Paris, 157 Rue Saint-Martin, 75003 Paris (01 44 54 53 00). Autour de Christian Prigent, Trou(v)er sa langue, actes du colloque de Cerisy « Christian Prigent ». Table ronde avec Alain Frontier, Bénédicte Gorrillot, Christophe Kantcheff, Fabrice Thumerel. Lectures avec Vanda Benes et Charles Pennequin. Réservation : ici.

Avant des lectures détonantes, la soirée débutera par une table ronde où, en synergie avec Christian Prigent, quelques participants au volume collectif issu du colloque de Cerisy aborderont de façon inattendue l’œuvre majeure de cet escripteur qui troue le mur des discours dominants qu’on appelle « réalité », ce Moderne carnavalesque à la sauce TXT qui dégèle Rabelais pour parler caca, ce sexcriveur qui aime taquiner un Eros cosmicomique...

18h - Table-ronde avec Alain Frontier, Bénédicte Gorrillot, Christophe Kantcheff, Christian Prigent & Fabrice Thumerel
20h - Lectures de Charles Pennequin et du duo Christian Prigent & Vanda Benes
    
À lire - Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Hermann, 2017.
Christian Prigent, Ça tourne. Notes de régie [Carnets de Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et de Météo des plages], éditions de l'Ollave, 2017.
- Chino aime le sport, P.O.L, 2017.
Charles Pennequin, Les Exozomes, P.O.L., 2016.



A Caen : le samedi 14 avril à 17 h, à l’Artothèque, Palais Ducal, Impasse Duc Rollon, 14000-Caen (02 31 85 69 73). Lecture et discussion. Avec Vanda Benes.

Publications
↳"Indésirables" (sonnets), dans les quatre derniers numéros de la revue en ligne Catastrophes.
↳"Chino en mai" : sur Sitaudis, un extrait inédit du Journal de Prigent sur mai 68 qui ne manque pas de piment...
↳ Fin mai 2018, TXT renaît de ses cendres pour un nouveau numéro, le 32e de la collection : sur les 800 exemplaires, beaucoup sont déjà réservés... Il est donc temps de commander en utilisant le bon de commande ci-dessous. Et le 33e numéro est déjà sur les rails !
↳ Christian Prigent, Ça tourne. Notes de régie, éditions de l'Ollave, coll. "Préoccupations", 2017, 70 pages, 14 €.

Ce volume qui emprunte son titre et son sous-titre au cinéma reprend les extraits des Carnets de Grand-mère Quéquette et de Demain je meurs qui avaient d'abord été publiés sur ce blog. La belle édition que propose L'ollave ajoute ceux de Météo des plages. De cinéma il est bel et bien question :

Bresson : "ce qui est beau au cinéma, ce sont les raccords, c'est par les joints que pénètre le cinéma".
Je démarque : ce qui est beau en poésie, ce sont les raccords/rimes, c'est par les joints que pénètre le poétique (le mouvement, le rythme).


On y trouve par ailleurs ce genre de confidence : "Un monde inouï est en instance d'épiphanie dans l'effort au style. Je n'aurai jamais rien écrit qui ne guette cette épiphanie et ne s'efforce de créer les conditions de son effectuation. Rien écrit, ni même, d'ailleurs, rien... vécu" (p. 55).

↳ "La Poésie sur place", entretien de Christian Prigent avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Olivier Penot-Lacassagne & Gaëlle Théval dir., Poésie & performance, éditions Cécile Defaut, janvier 2018, p. 175-187.

Avant tout on retiendra l'analyse de son positionnement dans l'espace des possibles des années 80 (la sociologie bourdieusienne a laissé des traces) : il fallait au jeune poète se démarquer de la performance non verbale, de "l'horizon naturaliste des poètes sonores", de "l'expressionnisme des poètes beatnicks" et de Bernard Heidsieck. Suit sa propre conception de la performance : "Si le public assiste à quelque chose, c'est à un combat d'intensités dans les mots liés, déliés et re-liés par des articulations dynamisées. [...] le surgissement des significations dans la violence du combat des phrases (syntaxes, scènes) et des phrasés (respirations, portées rythmiques et sonores) est pour lui mis en scène, effectué sur place : voilà ce que j'entends par "performance" " (p. 185).

↳ "Comme un éclair dans un ciel fané", entretien de Christian Prigent avec Olivier Penot-Lacassagne, dans O. Penot-Lacassagne dir., Beat generation. L'inservitude volontaire, CNRS éditions, mars 2018, p. 293-301.

N'appréciant pas tout le folklore autour des beatnicks, Christian Prigent insiste sur la révélation que
fut pour lui la découverte de Ginsberg à vingt ans : "C'est beaucoup plus difficile de faire de la poésie avec des contenus et un lexique non a priori "poétiques". Mais c'est aussi une chance de faire plus juste (vrai) et plus frais (neuf). La poésie des Beats, c'était cela qu'elle faisait. Pas seulement parce qu'il y avait des obscénités, des trivialités blasphématoires et des déclarations transgressives, mais parce que cette poésie mettait à bas l'idéalisation congénitale du processus poétique" (p. 296). De Burroughs il retient le fameux cut-up (découpage-montage-collage) et la sortie du style comme originalité du créateur.
Mais il finira par trouver leur poétique trop lyrique.



jeudi 1 juin 2017

Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue

La photo collective lors du Colloque de Cerisy Prigent (1-7 juillet 2014)



Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue. Avec des inédits de Christian Prigent (Actes du Colloque international de Cerisy), Paris, Hermann, collection "Littérature", mai 2017, 556 pages, 34 €, ISBN : 978-2-7056-94-10-4.

Présentation 


Depuis 1969 où il fait paraître son premier livre, La Belle Journée, Christian Prigent s’est fait un nom si bien que, quelques soixante deux livres plus tard et deux cents textes publiés hors volume, il est maintenant reconnu comme l’une des voix majeures de la création littéraire (notamment poétique) contemporaine des quarante dernières années. Aucun colloque ne lui avait été consacré en propre jusqu’à celui organisé en 2014 au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. Ce volume a réparé ce manque et constitue par ce fait même un ouvrage totalement original et immédiatement charnière pour l’approche de ce créateur.
Ouvrage charnière, en effet, car animé par un double objectif. Il s’agissait d’abord, en
rassemblant les meilleurs spécialistes de cet écrivain, de dresser une premier bilan sur les recherches déjà engagées, surtout à partir des années 1985-1990, et portant sur quarante-cinq ans d’écriture, que la réflexion ait concerné Christian Prigent en tant qu’auteur d’une œuvre personnelle protéiforme expérimentant tous les domaines (poésie, essai, roman, théâtre, entretien, traduction, chronique journalistique, lecture de ses textes) et dont il a su déplacer les frontières, mais aussi en tant que revuiste passionnée, lié à un grand nombre de livraisons poétiques, théoriques, artistiques, et ayant lui-même co-fondé la revue d’avant-garde TXT (1969-1993), avec la volonté de démarquer un espace éditorial différentiel par rapport à Tel Quel. Le fil conducteur de la langue, tant ouvertement réfléchie par l’écrivain dans ses essais ou ses fictions, récits et poèmes, s’imposait. L’autre objectif était d’ouvrir de nouveaux champs de recherche et d’infléchir vers des nouvelles directions une réception qui jusqu’à présent était restée trop soumise à la force de théorisation auctoriale de Prigent et dont il n’est pas si facile de s’émanciper, tant les formulations sont solides – on pense au prisme des lectures maoïsto-lacano-Bakhtiniennes très développées par l’auteur dans ses essais réflexifs, en particulier d’avant 1990, et dont il s’émancipe lui-même progressivement depuis quelques années.

Ouvrage original donc : par la première collection aussi importante d’études consacrées à
Judith Prigent, "Christian Prigent de face"
l’auteur. Mais ouvrage original aussi par sa facture plurivocale délibérée. En effet, les interventions d’écrivains – de l’auteur même et de ses amis de TXT présents au colloque – dialoguent avec les entretiens d’artistes (acteurs, cinéaste, peintre) et avec les interventions de journalistes et d’universitaires français et étrangers du monde entier (États-Unis, Japon, Brésil notamment), tous spécialistes du champ littéraire extrême contemporain, commentateurs de longue date de Christian Prigent ou voix critiques plus récents. Les genres sont mêlés (inédits d’écrivains, entretiens, essais et communications universitaires) comme les supports (textes, dessins, photogrammes) à l’image de la convivialité et de la mixité qui a été celle du colloque et qui transparaît à l’état vif, en particulier dans les « entretiens ».

Enfin cet ouvrage se distingue par l’implication forte de Christian Prigent, présent durant tout le colloque et à nouveau ici par les archives, textes et dessins inédits donnés en première publication.



Petit florilège


Bénédicte Gorrillot : « Peut-être faut-il privilégier "langue" aux plus abstraits "langage", "discours" ou logos, pour aborder l'œuvre de Christian Prigent, parce que sa/ses lingua(e) (dérivée(s) de lingo) s'acharne(nt) à lécher le corps sensuel du réel, essaie(nt) d'en arracher un peu de chair (de présence), par les mots sortis de la bouche..., sans être pour autant réductible à la seule lalangue lacanienne - ce "bouillon" de matière sonore transmis par la mère [...] » (p. 26-27)

Fabrice Thumerel : "En milieu prigentien, le réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture). Ce réel-point zéro est le point d’asymptote non seulement entre art et réalité, mais encore et surtout entre prose et poésie [...].
Ce réel-point zéro est ainsi le point d’intersection entre l’axe syntagmatique – celui du récit linéaire, de la figuration, de la coagulation du sens par référence à des réalités psychologiques, historiques et socioculturelles – et l’axe paradigmatique – celui, poétique, de la dé-figuration, des choix lexicaux et rythmiques, des associations libres, des jeux de signifiés et de signifiants" (p. 146).

Christian Prigent : "Réel : non-savoir, il-limité.
Réalité : savoir, limité.
Écrire : sous la poussée du non-savoir - pour il-limiter la limite.
Ce qu'écrire représente (n')est (que) le il de l'illimité, le in, la négation (la destruction du déjà-écrit)" (p. 473).

Dominique Brancher : "Chez Rabelais comme chez Prigent, la soufflerie textuelle polyphonique, en boyau de cochon, raille la pompe des grandes orgues littéraires.
Le carnaval s’y dénonce comme un masque antigel, en perpétuelle mutation. Le « parlé caca » fait glisser la langue de l’énonciateur mais aussi celle de l’interprète, forcé d’interpréter à plus bas sens, et le parler cochon tourne infatigablement autour du trou, sans jamais faire mouche" (p. 244).

Nathalie Quintane :

"La génération de 90 reprend plus ou moins ce bilan de fin de partie à son compte : pas de souveraineté de la littérature, nécessité de défaire cette sacralité, etc. Comme Prigent le rappelle, la littérature ne se confond pas avec les discours ambiants, mais découpe et prélève dans ces discours (cf. le retour du cut up et ses diverses déclinaisons en termes de « sampling/virus »), produisant des effets d'hétérogénéité, d'étrangement, à l'intérieur même de ces discours.

Ce qui est sûr, c'est que cet hétérogène-là n'est pas exception (« grandes irrégularités ») et ne s’oppose pas par définition à la société démocratique moderne. Il s'y reconnaît en la reconnaissant comme contexte, ce qui ne signifie pas qu'il l'accepte sans critique – ni qu'il (n')en fait, se faisant, la critique.

Non seulement, donc, il n'y a plus d'exception littéraire, mais il faut sortir de la littérature, ou de la « poésie ». Or, si la littérature/poésie se confond avec les « grandes irrégularités de langue », avec langagement, alors Prigent produit plutôt un effort continu pour ne pas en sortir (qui comprend la
Prigent, "Verheggen en Phébus"
difficulté d'y rester)" (p. 312).

▶ Christian Prigent : "Extraits de lettres à Jean-Pierre Verheggen"

Vraiment bien "touillé" le montage commenté par Jean-Pierre Verheggen !
On retiendra, entre autres, la lucidité du directeur de TXT : "Attention à l'installation dans un langage carambolesque qui (lui aussi) peut tourner au poncif" (p. 344).
Et l'humour, un peu caustique ici car il ne s'agit pas de donner dans le Change : « Change devient la NRF de l'"avant-garde" ; une poubelle en polystyrène au lieu d'une corbeille en inox, c'est tout » (p. 353).

Table des matières


Avant-propos, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel
Bénédicte GORRILLOT : Pour ouvrir


Chapitre I Chanter en charabias (ou trou-vailler "la faiblesse des formes")
Laurent FOURCAUT : Dum pendet filius : Peloter la langue pour se la farcir maternelle
Jean RENAUD : La matière syllabique
Tristan HORDÉ : Christian Prigent et le vers sens dessus dessous
Bénédicte GORRILLOT, Christian PRIGENT : Prigent/ Martial : trou(v)er le traduire
Marcelo JACQUES DE MORAES : Trou(v)er sa langue par la langue de l’autre : en traduisant Christian Prigent en brésilien
Jean-Pierre BOBILLOT : La « voix-de-l’écrit » : une spécificité médiopoétique ou Comment (de) la langu’ se colletant à/avec du réel trou(v)e à se manifester dans un mo(t)ment de réalité

Chapitre II. L'Affrontement au réel "des langues-en-corps"
Fabrice THUMEREL : Réel : point Prigent. (Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)
Philippe BOUTIBONNES : Et hop ! Une, deux, trois, d’autres et toutes
Philippe MET : Porno-Prigent, ou la langue à la chatte
Jean-Claude PINSON : Éros cosmicomique
Éric CLÉMENS : La danse des morts du conteur

Chapitre III. "Le Bâti des langues" traversées

Dominique BRANCHER : Dégeler Rabelais. Mouches à viande, mouches à langue
Chantal LAPEYRE-DESMAISON : Ratages et merveilles : le geste baroque de Christian Prigent
Hugues MARCHAL : Une sente sinueuse et ardue : les sciences dans Les Enfances Chino
Éric AVOCAT : La démocratie poétique de Christian Prigent. Tumultes et mouvements divers à l’assemblée des mots
Nathalie QUINTANE : Prigent/Bataille et la « génération de 90 »
Olivier PENOT-LACASSAGNE : La fiction de la littérature
David CHRISTOFFEL : Les popottes à Cricri

Chapitre IV. De TXT à l’archive : l’interlocution contemporaine des langues-Prigent
Jean-Pierre VERHEGGEN : Le bien touillé (extraits de lettres de Christian Prigent à Jean-Pierre Verheggen, 1969/1989)   
Jacques DEMARCQ : « Prigentation d’Œuf-glotte »
Alain FRONTIER : Comment j’ai connu Christian Prigent
Christophe KANTCHEFF : Le trou de la critique. Sur la réception de l’œuvre de Christian Prigent dans la presse  
Typhaine GARNIER : L’écrivain aux archives ou le souci des traces
Jean-Marc BOURG, ÉRIC CLÉMENS : Comment parler le Prigent ?
Vanda BENES, Éric CLÉMENS : Pierrot mutin
Ginette LAVIGNE, Élisabeth CARDONNE-ARLYCK : Sur La Belle Journée
Christian PRIGENT : JOURNAL. Décembre 2013/janvier 2014 (extraits)

Postface : fin des « actions » ?, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel
Bibliographie générale
Les auteurs
Table des illustrations

lundi 18 mai 2015

[Actualité] Le désir de littérature, en somme

Vendredi 22 mai à 20H, Maison de la Poésie, "Le désir de littérature, en somme" (157, rue Saint-Martin 75003 Paris) : Christian Prigent avec Bruno Fern, Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel. Dix mois après le colloque international de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er sa langue" – et trois livres publiés de l’auteur (dont un avec B. Fern et T. Garnier) -, à l’invitation de nos amis de Remue.net, cette rencontre autour de l’écrivain – dont les lectures ponctueront le débat – vise à débattre/échanger sur quelques questions essentielles, à esquisser quelques mises au point et perspectives.
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif L’Illisibilité en questions (Bénédicte Gorrillot et Alain Lescart dir., éditions du Septentrion, 2014), "Du sens de l’absence de sens", Christian Prigent opère ainsi la distinction entre le discours philosophique et le discours littéraire :
« L’expérience du sens, on ne la fait pas directement face à la vie qu’on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie, un essai savant, une analyse politique. Et quand je perçois ce sens je perçois généralement aussi ce que son bâti rationnel et la positivité des énoncés qui le construisent ont de décevant. Au moment même où je saisis son sens, je perçois l’inadéquation de ce sens à la façon dont le monde, moi, singulièrement, m’affecte. Autrement dit : la lisibilité du propos me le fait, dans une large mesure, éprouver comme du parler "faux". Et cette épreuve est même sans doute ce qui fait lever en moi le désir d’un autre mode d’approche de la vérité, d’une autre posture d’énonciation, d’un autre traitement des moyens d’expression : le désir de littérature, en somme. »
Une vingtaine d’années après Ceux qui merdRent et Une erreur de la nature, qui dressaient déjà un constat alarmant sur l’état d’un espace social et d’un champ littéraire régis par les sommations de clarté/transparence/lisibilité (comment s’étonner alors de la démission de certains qui écrivaient ?), qu’en est-il de ce désir de littérature ?
Pour Christian Prigent, la réalité n’est pas bandante, toujours recouverte d’oripeaux économiques, médiatiques, politiques ou artistiques, toujours occultée par des paravents idéologiques et culturels : écrire ne peut avoir trait à Éros qu’en déchirant les voiles, en biaisant les discours écrans. Le poète, qu’il écrive en vers ou en prose, est un emmerdReur qui en a marre de positiver avec les pensées-Carrefour et qui rompt donc les amarres avec le monde tel qu’il paraît, brise les -ismes, s’éloigne des isthmes qui le rattachent au plancher du terre à terre. Non pour embarquer vers l’Éther, mais pour viser l’inatteignable point zéro du réel : trouer les chromos, faire déraper les signifiants et les signifiés, et ainsi nous faire jouer/jouir de la langue et ses monstres
Quels sont les monstres de la langue ? Qu’est-ce qui la rend monstrueuse ? Eros, Thanatos… l’impossible, l’innommable, la Chose, le Ça, la folie, le Rien, l’im-monde, le corps, l’âme, le Carnaval, la patmo…
Est monstrueuse toute langue qui excède la Langue, la débonde sans abonder dans son sens ; toute langue dans laquelle le "réel" vient trouer la "réalité", la dé-naturer.

Le poète Bruno Fern, qui a été marqué par son professeur Jude Stéfan, participera au débat et lira quelques-uns de ses textes. L’auteur de Reverbs (Nous, 2014) et du Petit Test (Sitaudis, 2015) – dans lesquels il retraite des matériaux discursifs en se fixant des contraintes, qu’il nomme "machines à fabriquer des grains de sable" – se retrouve dans la conception prigentienne de l’illisibilité : dès lors qu’on s’efforce d’écrire – au sens fort du terme -, s’impose "la fatalité de l’obscurité".

À méditer :
« Nul n'écrit non plus sans que ses lectures n'aient avivé cette perception d'un écart entre ¨réalité¨ et ¨réel¨. Ceux que requiert le travail d'écriture traversent un matériau symbolique accumulé dans la mémoire, le savoir, l'imaginaire : le matériau dont fut fait pour chacun le ¨corps parlé¨ de sa vie. On peut nommer ce matériau ¨culture¨ – si ce terme ne désigne pas qu'un bagage d'us et de savoirs mais le modelage en profondeur de toutes nos configurations intellectuelles, morales, politiques, esthétiques, sensuelles, érotiques » (C. Prigent, La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 254-55).
« Cette part d’opacité inévitable dans l’écriture fait qu’il n’y est question ni d’atteindre un sens univoque (illusion d’une littérature prétendument adéquate au monde) ni un non-sens absolu auquel
se réfère parfois une certaine radicalité pour qui l’affirmation d’un supposé chaos universel justifierait des pratiques où le « désordre » l’emporterait. Il s’agit plutôt, contrairement aux préjugés sur la littérature contemporaine, de « raviver le réalisme » (Christian Prigent, le 11/01/01 à France-ulture.), d’essayer que le texte parvienne à un rendu le plus juste possible de ce qui constitue notre expérience même du fait d’être, c’est-à-dire à la fois des continuités de notre vécu et des multiples événements (liés aux sensations physiques, aux fantasmes, à la mémoire, etc.) qui viennent s’y insérer en permanence et nous plonger dans ce que, dans Au juste (1979), J.-F. Lyotard nommait « l’hétérogène pur », avec ce que cela implique comme confrontations à tout ce qui ne manque pas d’excéder un sujet écrivant dont la disparition élocutoire reste à confirmer. De plus, le langage à notre disposition n’échappe évidemment pas lui-même à cette hétérogénéité qui constitue un fond inatteignable ou, si l’on voit les choses sous un autre angle, une limite indépassable » (B. Fern, texte préparatoire à cette rencontre).

jeudi 2 avril 2015

[Chronique] Voir la vie en rosse avec un moteur à craductions, par Fabrice Thumerel

"Grattez la langue, et vous verrez apparaître
l'espace et sa peau" (Khlebnikov, cité dans La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 81).


Pour l'auteur d'Une erreur de la nature (1996), faire corps dans la langue présuppose de trouer le corpus, celui du déjà-dit, de cet intertexte infini dans lequel se meuvent les parlants, et cette langue faite corps a plus à voir avec Penthée qu'avec un quelconque panthéon - démembrée, donc. "200 conseils pour un carnaval" nous donne à voir/écouter les agents catalyseurs de ce démembrement (homophonies, à-peu-près, contrepèteries, etc.).
Côté craduction (néologisme de Pierre Le Pillouër : traduction crade parce que impropre, qui fait prévaloir les signifiants sur les signifiés), et non plus scription, n’en déplaise au Cercle des Universitaires Latinistes (C.U.L.), il s’agit rien moins que de subvertir les trop sages citations des pages roses du Larousse en faisant déraper la langue ; et dès qu'on fait tomber la ceinture de la langue, s'ouvrent "les doubles fonds du matériau verbal latin" (p. 60), de jouissifs abîmes – dans le même temps que les arcanes de la fiction…
Quelques exemples, extraits de quelques-unes des quatorze rubriques ("La Vie de famille", "La Vie amoureuse", La Vie religieuse", etc.) : "Vis comica / Pécher, c'est marrant" ; "Si vales valeo / Si tu avales, moi aussi" ; "Persona non grata / Plus personne à gratter" ; "Coram populo / Coran pour les nuls" ; "Motus proprio / Ne dites rien au propriétaire" ; "Deo gratias / Le déodorant est offert" ; "Modus operandi / On opère à prix modique" ; "Volens nolens / Au volant sois pas lent" ; "Cepi maxima imperia / L’empereur porte très bien le képi"… Les courts-circuits sont accentués par les séries : "Habemus papam : Papa boit sa mousse / L'abbé est ému : le voilà papa !"... "Tu quoque mi fili ! : Tout coquet, le fiston ! / T'es cocu, filou !"... "Si vis pacem, para bellum" : Si tu veux te pacser, fais-toi beau / Six vieilles peaux pour un bel homme / Six vis, pas de rabot : et boum !"...


À ceux qui trouvent futile et gratuit ce carnaval verbal, l'infernal trio rappelle que, pour les Modernes (de Rabelais à Verheggen, en passant par Molière, Hugo, Jarry, Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, ou encore le Leiris de Glossaire, j'y serre mes gloses), rien de plus important que cette réinvention : du français classique au Français Médiatique Primaire (FMP / Prigent), l'épuration n'a que trop triomphé.
Ainsi, avec le moteur à craductions activé par Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, laissez-vous aller à voir la vie en rosse...


Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, PAGES ROSSES : craductions, Les Impressions Nouvelles, avril 2015, 96 pages, 9 €, ISBN : 978-2-87449-246-4. [Écouter la lecture de François Bon]


Lundi 13 Avril 2015 à 19H, Maison de la Poésie Paris : PAGES ROSSES : craductions.
Rencontre avec Bruno Fern, Typhaine Garnier & Christian Prigent. Avec la participation de Jean-Pierre Verheggen & de la comédienne Vanda Benes.

jeudi 11 décembre 2014

[Actualité] Nouvelles prigentiennes, par Fabrice Thumerel

 
Christian Prigent lisant à Cerisy (photo de Marie-Hélène Dhénin)


* La mise en ligne de la collection intégrale des TXT est entreprise par José Lesueur sur son blog Cantos Propaganda : vous pouvez déjà découvrir les huit premiers numéros dans leur intégralité.

* Christian Prigent à Nantes. Le mardi 16 Décembre, 20 h 30.  Grand-mère Quéquette, Demain je
meurs, Les Enfances Chino. Lecture-rencontre organisée par le CAP (Culture, Art, Psychanalyse). Salle Vasse, 18 rue Colbert, 44000-Nantes. Contact : CAP Nantes, 06 10 28 64 88. 
< À la demande du CAP, voici mon embarquement pour Terra prigentia :

Pour Christian Prigent, la réalité n'est pas bandante, toujours recouverte d'oripeaux économiques, médiatiques, politiques ou artistiques, toujours occultée par des paravents idéologiques et culturels : écrire ne peut avoir trait à Éros qu'en déchirant les voiles, en biaisant les discours écrans.
Le poète, qu'il écrive en vers ou en prose, est un emmerdReur qui en a marre de positiver avec les pensées-Carrefour et qui rompt donc les amarres

avec le monde tel qu'il paraît, brise les -ismes, s'éloigne des isthmes qui le rattachent au plancher du terre à terre. Non pour embarquer vers l'Éther, mais pour viser l'inatteignable point zéro du réel : trouer les chromos, faire déraper les signifiants et les signifiés, et ainsi nous faire jouer/jouir de la langue et ses monstres...

Quels sont les monstres de la langue ? Qu'est-ce qui la rend monstrueuse ? Eros, Thanatos... l'impossible, l'innommable, la Chose, le Ça, la folie, le Rien, l'im-monde, le corps, l'âme, le Carnaval, la patmo...
Est monstrueuse toute langue qui excède la Langue, la débonde sans abonder dans son sens ; toute langue dans laquelle le "réel" vient trouer la "réalité", la dé-naturer. >

* Die Seele / L'âme, traduction de Christian Filips et Aurélie Maurin, Rough
books, Suisse, décembre 2014, 188 pages, 18 €, ISBN : 978-3-906050-20-1. [Commander]

Gageure, exercice de virtuose... toute traduction de ce type de texte intraduisible est incraduction. Exemple de la façon dont est rendu le jeu avec la langue :

ni dans l'a                                    kein zwischen lie
ni dans le ma                               kein zwischen sie
ni dans l'amas                              kein zwischen viele
ni dans l'amour                            kein zwischenliebe
 

* Début Avril, avec Bruno Fern et Typhaine Garnier, Christian Prigent publiera aux « Impressions nouvelles » (Bruxelles) un recueil de "craductions" bouffonnes de 280 sentences latines, avec postface historico-explicative (Hugo, Jarry, Verheggen, etc).

mercredi 9 juillet 2014

[Recherche - actualité] Présentation du fonds Christian Prigent à l'IMEC, par Typhaine Garnier


Abbaye d'Ardenne (Calvados)



 Christian Prigent a confié ses archives à l'Institut mémoires de l’édition contemporaine en 2012. De nouveaux dossiers sont arrivés depuis : « La Vie moderne », « Les Enfances Chino », « Épigrammes » de Martial et « SILO » (essais et entretiens mis en ligne sur le site de POL). En complément des archives personnelles, l’IMEC constitue une bibliothèque d’étude regroupant les livres de Christian Prigent et les travaux universitaires portant sur son œuvre. Ressource extrêmement riche pour l’étude de l’œuvre prigentienne, le fonds offre aussi un matériau historique considérable sur l’activité des réseaux poétiques et artistiques « avant-gardistes » ou « expérimentaux » auxquels Christian Prigent participe depuis les années 1970.


L’archivage en bref : des cartons à l’inventaire

Après la phase de découverte (ouverture des cartons), il s’agit d’établir un « plan de classement » du fonds. À l’IMEC, les archivistes s’efforcent de respecter autant que possible les choix de classement opérés par les auteurs. Ce principe fut ici relativement facile à appliquer, car Christian Prigent a donné des archives ordonnées. Vient ensuite l’étape du reconditionnement : élimination des matériaux fortement dégradables (agrafes, trombones) et remplacement des chemises d’origine par des contenants en matériaux neutres. À chaque sous dossier sont attribués une cote et un code-barres qui permettront la communication des documents aux chercheurs. Ensuite commence le travail de description des archives. On ne décrit bien sûr pas chaque feuillet, mais des ensembles cohérents de documents. Au bout du compte, on obtient un inventaire complet qui doit permettre de se faire une idée assez précise du contenu du fonds.


Analyse du fonds 

Typhaine Garnier
Christian Prigent n’a donné à l’IMEC que les archives de l’écrivain. On trouve donc très peu d’archives familiales (seulement quelques documents « recyclés » dans les livres et les archives rassemblées pour le volume d’entretiens Christian Prigent, quatre temps, paru chez Argol en 2009). On ne trouve pas non plus les archives de l’activité d’enseignement de Christian Prigent. Les plus anciens textes de Christian Prigent présents dans le fonds sont des poèmes de 1963 (année de son entrée en classe d’hypokhâgne à Rennes). Les documents les plus récents datent de quelques mois.

Pour les œuvres littéraires, Christian Prigent a constitué des dossiers particuliers réunissant souvent une grande diversité de documents : notes et brouillons, croquis, documents exploités, correspondance et dossier de presse.
Les travaux sur Francis Ponge forment un dossier important comprenant les brouillons de la thèse La poétique de Francis Ponge (1969-1976), des articles postérieurs et la correspondance échangée avec Francis Ponge sur une vingtaine d’années. L’ensemble concernant l’activité théorique et critique de Christian Prigent réunit en outre un grand nombre d’articles parus depuis le début des années 1970 dans divers journaux et revues.
Les archives « sur la peinture » (désignation inscrite par Christian Prigent sur plusieurs volumineux dossiers) témoignent de l’importance de celle-ci dans l’œuvre de l’écrivain. Elles rassemblent la plupart de ses textes en rapport avec les arts plastiques, mais également des dossiers consacrés à des artistes dont les oeuvres l’ont intéressé, ainsi que des documents sur les expositions dans lesquelles il s’est impliqué.
Un ensemble de carnets et cahiers complète les archives de cette intense production littéraire et théorique.
Christian Prigent, Vanda Benes et Typhaine Garnier
Les interventions publiques de Christian Prigent sont elles aussi richement documentées par les notes préparatoires et les textes de nombreuses conférences, les contrats, les programmes des manifestations, les listes des textes lus, les agendas personnels, ainsi que par de nombreux enregistrements audio et vidéo (les premières lectures enregistrées datent de 1973).
Si le fonds comporte peu de documents sur TXT (les archives de la revue ayant été déposées en 2002 à la Bibliothèque Jacques Doucet), on y trouve en revanche un ensemble important concernant la collection « Muro Torto » fondée à Rome en 1979.
La correspondance comprend des lettres de plus de cent cinquante scripteurs, parmi lesquels figurent des personnalités éminentes, des éditeurs et de nombreux amis écrivains, philosophes et artistes.
Également très fourni, le dossier critique comprend des travaux universitaires portant sur l’œuvre de Christian Prigent ou sur TXT, des documents de préparation des dossiers consacrés à Christian Prigent dans des revues1, ainsi que de nombreux articles de presse.
Répartie dans les différents ensembles, une riche documentation iconographique complète le fonds (photographies d’écrivains et artistes proches, originaux des documents utilisés ou reproduits dans les livres).

Usages des archives

« Je ne me suis bien évidemment pas placé d’emblée dans la perspective d’une conservation de ces paperasses (à des fins « historiques ») », lit-on dans L’Archive e(s(t l’œuvre e(s)t l’archive (IMEC, 2012, p. 13). Les archives données à l’IMEC ne représentent qu’une partie de ce qui a été amassé et écrit par Christian Prigent. 2 Plutôt que le détail de cette genèse, les archives donnent à voir la fabrique prigentienne, le modus operandi habituel par montage et recyclage de documents.3 Déménagements successifs et dégât des eaux ont réduit le volume. Pour les livres écrits depuis l’adoption de l’ordinateur, la plupart des états successifs des textes sont passés à la corbeille informatique. Il en va de même pour les documents utilisés : leur intérêt disparaît généralement une fois qu’ils ont été avalés par l’œuvre. Comme le souligne Christian Prigent, l’importance des lacunes empêche une exploitation strictement génétique des archives qui se proposerait de reconstituer pas à pas la création de tel ou tel livre.

Mais par la diversité des documents donnés à l’IMEC, le fonds n’est pas seulement la mémoire de cette fabrique. Les dossiers de presse constitués très tôt par Christian Prigent et les enregistrements des émissions auxquelles il a participé permettent par exemple d’étudier la réception de ses livres sur plus de quarante ans. À travers les documents relatifs aux diverses interventions  de Christian Prigent, il est possible de suivre la présence publique de l’écrivain depuis la fin des années 1970. On pourra étudier aussi la pratique de la voix grâce aux nombreux enregistrements de travail que l'auteur a lui-même réalisés.

3 juillet 2014 : Yoann Thommerel fait visiter la bibliothèque de l'IMEC à ses invités du colloque de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er sa langue" (dir. : B. Gorrillot, S. Santi et F. Thumerel)
 

Un échantillon : les archives de Grand-mère Quéquette

        Une exposition d’archives échappe difficilement à la tentation d’esthétisation des « beaux » manuscrits. Entre deux feuillets d’intérêt équivalent, on retient plutôt celui qui a de belles ratures en couleurs. Le choix de montrer les archives d’un seul livre visait à contrer cette tentation.

Depuis sa publication en 2003, Grand-mère Quéquette s’est bien installé dans le paysage littéraire. Situé au milieu du cycle narratif ouvert par Commencement (1989), ce livre a eu et continue d’avoir des échos divers : remarqué dans la presse lors de sa parution en 2003, il a fait l’objet de plusieurs adaptations théâtrales et suscite depuis quelques années l’intérêt des chercheurs. Conséquence de ce rayonnement, les archives de Grand-mère Quéquette sont particulièrement riches : elles rassemblent non seulement des documents montrant diverses étapes de l’écriture, mais aussi des archives « brutes » (images et textes exploités) et de nombreux documents relevant de la réception du livre (lettres, articles de presse, etc.). Elles offrent ainsi un aperçu de la vie du roman, depuis les premières notes pour ce qui s’appelait alors « projet "Cartravers" » jusqu’aux adaptations théâtrales.



Observations
Sur les feuillets de « notes de travail », on voit qu’il y a au départ des textes issus de projets antérieurs (par exemple des « chutes de Commencement »), des documents (le dossier sur l’affaire criminelle constitué par le père de Christian Prigent), un ensemble de motifs, de figures et de sites, des modèles formels4 et des « axes de travail » (« le réel comme crime contre le sens », « le sang noir du réel noie le sens, l’histoire, l’écriture »).
Les plans de Grand-mère Quéquette où l’on reconnaît la structure du roman reprenant la liturgie des Heures montrent le « farcissement » de ce cadre temporel moins par des actions et des péripéties que par des motifs, images et souvenirs littéraires. Les plans de Christian Prigent ne définissent pas d’abord une armature narrative mais listent par chapitre les références littéraires et picturales à intégrer, ainsi que les textes déjà écrits à recycler. On lit par exemple qu’il faudra dans la section I «  Carrache / Tintoret / Poussin », en IV : la « Peste d’Athènes », en VI : le site de « Cartravers (in Commencement) » et le « CRIME = Gadda, Rimbaud, Monet (trou rouge) ». Le plan dessine ainsi un parcours semé de motifs que l’écriture devra traverser, ou plutôt emporter dans son mouvement. Écrire Grand-mère Quéquette, c’est passer de cette liste des motifs au volume foisonnant que l’on connaît.

Comme les autres livres, Grand-mère Quéquette recycle des documents très divers : articles de presse (rubriques des « faits divers » ou de vulgarisation scientifique), notice de médicament, prospectus publicitaires, etc. Cet ensemble de documents glanés au cours de l’écriture du roman montre qu’écrire, pour Christian Prigent, ça n’est pas s’enfermer dans l’accomplissement d’un programme mais au contraire entretenir un état de réceptivité ironique qui permet d’accueillir des matériaux imprévisibles au départ.




1 Java, n° 5 ; Faire part, n° 14/15 ; Il Particolare, n°4/5 et 21/22.
2 « Des étapes du travail sur chaque livre ne reste la plupart du temps d’une part que les premiers cahiers ou carnets […], d’autre part les toutes dernières étapes (sorties d’imprimantes avec corrections marginales), où les éléments montés sont déjà intégrés et homogénéisés par le phrasé d’ensemble. Mais rien qui permette vraiment de suivre pas à pas la fabrication » (L'Archive..., op. cit., p. 12-13).
3 «  […] je suis toujours parti de documents (écrits ou images). Ensuite : extraction des documents de leur contexte [ …] ; insertion dans un autre contexte (le texte en cours) ; articulation à une composition d’ensemble ; et, la plupart du temps, transformation par diverses manipulations rhétoriques, descriptions décalées, commentaires méta-techniques, déplacements homophoniques, etc. À chaque fois dans cet ordre et sous cette forme dynamique : sélection / extraction / insertion / articulation / transformation » (ibidem, p. 18).
4 On lit par exemple : « voir, comme modèle de structure (et articulation carnavalesque des fragments narratifs, poétiques, dialogués…), le Tête de nègre de Maurice Fourré ».