jeudi 8 février 2024

Christian Prigent, LES POÈTES À RÉACTION

                                              L E S   P O È T E S   À   R É A C T I O N 




 

 

1

 

En 1924, Picabia imagine un « thermomètre-Rimbaud » : introduit au bon endroit, cet appareil mesure la fièvre poétique d’une œuvre à laune de celle de Rimbaud. À cet examen, les dadaïstes pètent le plafond de la graduation, l’épigone mondain Jean Cocteau caille sous zéro.

Un siècle après, le thermomètre utilisé dans le milieu des poètes est gradué différemment : il ne mesure plus une fièvre d’invention verbale mais une conformité hygiénique à des prescriptions morales ou civiques.

C’est un effet, parmi d’autres nettement plus dramatiques, de la réaction qui ne cesse d’aggraver les conséquences de la Restauration anti-moderne des années 1980.

 

L’ordre poétique aujourd’hui politiquement correct dit :

 

A/ La poésie sera « éco-poésie », ou ne sera pas. Consciente des enjeux écologiques, elle fera de cette conscience sa raison de parler. Elle sera donc de son temps. Mais renouera aussi avec sa vocation pastorale et sa tradition de sensibilité au bucolique. Elle s’y ressourcera après des décennies de formalismes maniérés et d’abstractions fumeuses. Et elle sera jugée sur ce critère : l’éco-poétique, nous prévient-on, évalue « les textes et les idées en fonction de leur cohérence et de leur utilité en tant que réponse à la crise environnementale »[1].

 

B/ Outre qu’utile (et pour l’être plus), le poème devra être « intéressant » et partager généreusement sa dose de sensible. Il sera d’humeur commode, son éthique sera bienveillante et égalitaire[2]. Faute de quoi, son horizon d’utilité pratique se bouchera, ennuagé d’intellectualité barbante et de rhétorique biscornue. La prescription (la commande sociale) est donc : soyez attentifs au commun (à ce à quoi s’intéressent « les gens »), repérez les contenus sociétaux aujourd’hui intéressants, mettez-les en langue discrètement poétique et popularisez efficacement les résultats. Adieu, du même coup, et une bonne fois pour toutes, à la tradition moderniste (élitisme avant-gardiste, spéculations théoriques obscures, travail maniaque sur la langue, lubies « textualistes »…).

 

C/ Contenu correctement éco-poétique + messagerie militante sans difficulté rébarbative = ambiance cool. Le poète ? – un soignant (applaudissements). La poésie ? – un médicament contre les blessures réelles et symboliques que le monde (la cruauté socio-politique et la déroute de la pensée devant cette violence) inflige au monde (aux hommes privés d’avoir, de pouvoir, de sens et de jouissance). C’est en finir, également (mais c’est au vrai la même chose), avec les forcenés du « négatif », les obsédés du « mal », les pervers textuels polymorphes, les maniaques du « cap au pire », les remueurs du couteau poétique dans les plaies du chromo idéologique. Il y a des auteurs (Sade, Ducasse, Joyce, Kafka, Bataille, Artaud, Genet, Beckett…) que les poètes ne nomment désormais que pour se faire peur et qui ne sont plus pour les critiques de poésie que des croquemitaines exotiques ou obsolètes.


 

2

 

Que « l’homme habite en poète[3] » est le mantra de l’enthousiasme éco-poétique.

On en fait la devise d’un retour à la poésie pastorale[4].

Voire : un slogan riche en supplément d’âme pour manif écologiste[5].

Souvent, ça prend un ton impératif : habite donc en poète ! (= cesse de faire le mariole prosaïque et brutal, le ravageur des flores, la terreur de la faune).

Ou alors ça fait s’attendrir sur une image humiliée mais réconciliée de l’homme : si peu distinct au fond de la bête, à tu et à toi avec les arbres, décidément océanique, familier du cosmos.

 

Que dit en fait Hölderlin ?

L’homme habite la terre d’une façon particulière : qui n’appartient qu’à lui, à laquelle seul il appartient.

Cette façon est « poétique » : l’homme n’habite la terre qu’en y bâtissant sa demeure de langue.

Ce n’est pas une sinécure (Hölderlin : « le plus terrible des biens, la Parole, à l’homme donné ») : ça isole dès que ça installe.

Si le parlant approche la terre, ce n’est qu’à l’abri du bâti des mots (Hölderlin : « So birgt der Dichter » : c’est ainsi que le poète s’abrite, et abrite autrui). Il vit derrière ces murs, dans l’espace mesuré par la puissance de nomination dont ils le dotent (Hölderlin dit que la terre, au contraire, est sans mesure : « Giebt auf Erden ein Maß ? / Es gibt keines »[6]).  

Soit : habiter « poétiquement » n’est pas adhérer à la terre, se confondre avec elle, se fondre en elle. C’est s’y reconnaître étranger : maintenu à la distance à quoi contraint le fait que nous nous la représentons, que nous la parlons, que nos fictions y créent des mondes.

Hölderlin, encore : « Der Mensch […] / Von der Natur getrennt / Als wie allein ist er im anderen weitem Leben ».

Je traduis vite fait : « seul dans la vaste vie, séparé de la nature : l’homme ».


 

3

 

Ce qui gêne les parlants aux entournures de la pensée, c’est l’intuition que leurs vies sont formées et hantées par une é-normité qui échappe à la médiation symbolique.

Cette é-normité (cf. Hölderlin, ci-dessus), nul ne peut la représenter : il n’est de représentation que limitée par ses codes (ses mesures).

Il n’existe donc de cet excès aucune représentation juste.

Pourtant c’est au rêve de cette justesse que s’accrochent les pensées et les œuvres des hommes.

L’histoire de l’art est l’histoire de cet acharnement.

Faire poésie : tenter de styliser un peu d’infini – de mettre dans le fini des représentations verbales un peu plus d’infini que ne le fait la moyenne des écrits.

Ce n’est pas qu’un vœu pieux, qu’une spéculation métaphysique fumeuse.

C’est ce que fait, concrètement, toute opération un peu sérieuse de poésie.

Langage poétique veut dire, a minima : hésitation calculée, passage de son à sens et vice versa (cf. Mallarmé), polysémie maintenue (cf. les « étyms » d’Arno Schmidt), découplage prosodie/sémantique, glissements de phrase à phrasé, désarticulations et flottements syntaxiques, emportement rythmique de l’énonciation, dédoublement des significations par dissémination syllabique, anagrammes ou hypogrammes subliminaux[7].

Autant de façons de franchir des limites, de faire vaciller la représentation, de mettre un peu d’infini dans le fini – et de faire par ce biais « effet de réel » : échappée sidérante aux configurations qu’impose l’assignation au code dans lequel on s’exprime.

C’est comme si le but était de nous (lecteur) perdre.

De nous donner la sensation d’une perte.

Et de faire consister dans cette sensation, comme en négatif, un toucher du réel – de donner forme, en creux, à l'intuition du sans limites.


Carnet inédit Chino fait poète, avec portrait de Leopardi



 

4

 

Pris sous un autre angle : il y a une rêverie « poétique » (celle du lyrisme le plus banal, le moins pensé) qui assigne à la parole le but de toucher au plus près une vérité de « nature ».

Cette rêverie prescrit qu’on désépaississe le plus possible la matière verbale qui donne corps à cette vérité : que ce soit direct, qu’à terme on fasse comme si les mots n’étaient pas là.

C’est cette discrétion qui rendra le poème intéressant, la poésie bonne fille.

En somme, il faudrait médiatiser sans médiation, saisir comme immédiatement l’immédiat pensif (des opinions précipitées) ou sensoriel (« nature », « intériorité », etc.) dont on prétend faire part.

Ainsi pensée, la poésie tend à s’abolir elle-même (en tant que médiation verbale) dans le temps même où elle se produit.

Quelle énervante contradiction !

Parmi ses conséquences : tout, pour les parlants, étant médiation, ce rêve poétique de médiation sans médiation est immédiatement la proie des médiations les plus conventionnelles (mièvrerie sentimentale, pathos de l’authentique, idéalisation du naturel, éco-poésie portée par l’air du temps, troc d’opinions en boucle dans les réseaux).

Les poètes, assez souvent, prennent du coup la vessie (la médiation, le décor toujours-déjà médiatisé dit « monde », le fini des représentations) pour la lanterne (l’expérience innommée et innommable : in-finie) dont ils prétendent poursuivre la lumière de vérité pour la capturer dans quelques miroirs de mots.

Aujourd’hui, en régime de domination des vessies (en littérature comme ailleurs – et d’abord dans le champ politique), c’est cela (cette vulgate réactionnaire) qu’on voit occuper majoritairement l’espace dans les revues, les sites, les collections de « poésie ».



5

 

Raison de plus pour ne rien céder sur d’autres désirs. Et pour faire résolument autre chose. Quelque chose qui n’oublie pas ce que fut le projet poétique du moderne : rien moins qu’un formalisme mais des opérations de langue lancées contre les leurres de la réalité (les « apparences actuelles », disait Rimbaud : les constructions verbales placées comme des écrans d’idéologie entre le réel et nous) — pour forcer, à travers eux, des fictions passionnées de fidélité à l'expérience, de justesse.

La partie est perdue depuis longtemps, me dit-on. Sans doute. Mais du dépit qui s’attache à cette défaite on peut faire une raison de perdre davantage encore — une raison d’être encore plus perdu pour ce monde où la plupart semblent avoir oublié qu’il y a une partie à jouer contre l’assentiment au nouvel air poétique du temps. Car sous le masque de correction politique, d’altruisme civique et de fraternité moralisatrice qu’arbore ce visage rajeuni règnent comme toujours l’égocentrisme banal des poètes et leurs penchants volontiers serviles. Ne dominent pas moins qu’avant la niaiserie idéaliste, la naïveté politique, le peu de culture, le conformisme intellectuel, une inventivité formelle pour le moins timorée, la soumission aux règles du spectacle culturel et au fonctionnement de ses institutions alimentaires.

Il y a à résister aux effets de cette domination. Au moins par une certaine force d’inertie, un refus de consentement au prêt-à-penser, une résistance aux piétés. Parce que, mine de rien, il y va du sens même qu’on aura finalement donné à son travail et à sa vie — ce sens eût-il les apparences d’un non-sens désespéré.

 

Christian Prigent

 

 

NB : une version un peu différente de ce texte est au sommaire du numéro 72 de la revue Lignes : « Ce qui vient… »(livraison datée de février 2024).




Je remercie vivement son directeur, mon ami Michel Surya, de m’avoir invité à participer à ce numéro, dont on sait qu’il sera hélas le dernier.

Depuis sa création en 1987, Lignes a joué un rôle important dans les débats politiques, philosophiques, esthétiques et littéraires du temps. Je suis particulièrement fier d’avoir participé, même si tardivement, à cette aventure.



[1] R. Kerridge et N. Sammuels (éd.), Writing the environnement, Londres Zed Books, 1998. Cité par Michel Collot, dans « Le De Natura rerum de Francis Ponge », Cahiers Francis Ponge n° 5, 2022.

[2] On parlera même de « poétariat » : variante, adaptée au temps des réseaux dit « sociaux », de la formule ducassienne « la poésie doit être faite par tous. Non par un ».

[3] F. Hölderlin : « Dichterisch wohnet der Mensch auf dieser Erde » (Im lieblicher Bläue, 1807). « C’est en poète que l'homme habite sur cette terre ».  

[4] Habiter en poète est le titre d’un essai de Jean-Claude Pinson (Champ Vallon, 1995). Mais la formule revient dans de nombreux écrits récents (Jean-Christophe Bailly, L’élargissement du poème, Bourgois, 2015 ; Michel Deguy, Ecologiques, Hermann, 2012 ; etc.).

[5] On ne voit guère ce que la poésie pourrait bien changer à l’habitation réelle de la terre par les hommes, sauf à étendre à l’infini le sens du mot et à appeler « poésie » l’invention (la fiction) de tout ce que les hommes font sur terre, avec la terre, à la terre – la poésie mise à part (la poésie comme travail de la langue et question sur la relation au monde qu’instaure le fait même de la parole)… Qu’il nous faille désormais nous occuper autrement de la terre, c’est l’évidence. Les batailles écologiques de tous ordres sont là pour ça. Mais sans qu’il soit besoin de croire et faire croire que ces travaux, ces luttes, ces inventions soient spécialement « poétiques ».

[6] « Y a-t-il sur terre une mesure ? Il n’y en a aucune ».

[7]  Saussure : « La paraphrase phonique d’un mot ou d’un nom quelconque est la préoccupation parallèle [à la mesure] constamment imposée au poète en dehors du mètre » (in Conclusions).

jeudi 23 novembre 2023

[Hommage] In memoriam : Jean-Pierre VERHEGGEN (6 juin 1942 – 8 novembre 2023)

 In memoriam : Jean-Pierre VERHEGGEN (6 juin 1942 – 8 novembre 2023)

 


Dans une lettre du 28/03/1969, juste après leur rencontre, Christian Prigent l’évoque ainsi : « Bien enregistré ta gueule blonde et barbue, sacré Christ rondouillard et belge (« comme ses pieds », disait Baudelaire) » (extrait de lettre faisant partie intégrante de la sélection que Jean-Pierre Verheggen avait présentée à Cerisy en 2014 : « Le « bien touillé » »). C’était le lancement de TXT.


Caricature de Christian Prigent, 1971


 On pourrait voir un précipité de sa trajectoire dans ces titres de recueils : Le Degré Zorro de l’écriture (Christian Bourgois, 1978) ; Ridiculum vitæ précédé de Artaud Rimbur (Gallimard, « Poésie », 2001) ; On n’est pas sérieux quand on a 117 ans (Gallimard, 2001) ; L’Idiot du Vieil-Âge (Gallimard, 2006) ; Un jour, je serai Prix Nobelge (Gallimard, 2013) ; Le Sourire de Mona Dialysa (Gallimard, 2023)…


Verheggen et Prigent, Rome, 1980 (photo de Denis Roche)


 

Inventive et vivifiante, cette œuvre est tout sauf une poésie de divertissement facile. Dès Ceux qui merdRent (P.O.L, 1991), Christian Prigent s’érige à l’encontre d’un certain malentendu :

 

Jean-Pierre Verheggen passe encore généralement pour un écrivain comique, un spécialiste du gag verbal, une sorte de Rabelais ou de Brueghel moderne dont l’œuvre se réduirait à l’alignement gratuit des calembours, cette « fiente de l’esprit », comme disait Hugo. [...]

 

Cet argument a sans doute aujourd’hui d’autant plus de poids que cette manie du jeu de mots facile (voire, comme on dit, « débile ») est devenue une mode d’époque [...] au moins peut-on voir là que la marginalité poétique exerce, mal gré qu’on en ait et quelque « crise » qu’elle traverse, une « influence » réelle [...] (p. 233). 

 

Ce que Verheggen propose, ce ne sont pas quelques calembours choisis (pour leur pertinence, leur réussite) mais des litanies cataclysmiques de calembours devant lesquelles on a envie de crier « n’en jetez plus ! » parce que cet épandage cacophonique et souvent scatologique fait merder tout ce qui nous reste d’assurance quant à la sécurité du goût littéraire. Le flux des calembours nous jette dans une sorte de phrasé à la fois nappé, dérapant et cahotique, une vitesse d’emportement où chaque jeu importe moins que l’énergie du flux lui-même. Cette vitesse a moins pour but la production du sens (entre autres, éventuellement, du sens surprenant que produit chaque calembour) que la résistance panique à la constitution du sens tel que le construit la probabilité croissante des séquences écrites (p. 236).

Prigent et Verheggen, Cerisy, 2014

 

 

 

lundi 13 juin 2022

Retour à St Broc les choux...

Du 17 mai au 17 septembre, Bibliothèque André Malraux de St Brieuc (22), Exposition : Ramages & Plumages. Christian Prigent et le livre d’artiste (1975-2016)

En partenariat avec le Musée d’art et d’histoire. Christian Prigent vit et travaille à Saint-Brieuc, où il est né en 1945. Entamée à la fin des années 1960, son œuvre – l’une des plus singulières et importantes de la littérature française contemporaine – s’est déployée en plus de soixante ouvrages, dans une multitude de genres : poèmes et romans, mais également essais et chroniques, traductions, créations théâtrales et audiovisuelles, performances.

Conçue avec l’auteur, l’exposition propose une exploration de l’oeuvre poétique de Christian Prigent et de ses collaborations avec les artistes.

Exposition accessible aux horaires d’ouverture de la Bibliothèque André-Malraux

Bibliothèque André-Malraux, 44 rue du 71e R.I., Saint-Brieuc – 02 96 62 55 19 Fermeture estivale :  du 30 juillet au 15 août – https://mediathequesdelabaie.fr






AUTOUR DE L’EXPOSITION : 

Visites commentées à 15h, par les bibliothécaires

Mercredi 15, samedi 18, mercredi 22, mercredi 29 juin ; samedi 2, mercredi 13, samedi 16 juillet; mercredi 17, mercredi 24 août ; samedi 10, samedi 17 septembre (avec Christian Prigent).


► Comme si vous étiez à la Bibliothèque de Saint-Brieuc le 20 mai dernier : assistez à une lecture de Christian PRIGENT et de Vanda BENES drôle et satirique.


► Prochain événement :



► Autres événements estivaux :



Accès libre et gratuit, dans la limite des places disponibles.  

Inscription recommandée.

Le Groupe d’Education Nouvelle des Côtes d’Amor  invite Christian Prigent à trois conversations  autour de ses trois derniers livres

Informations : 3motsdeplus@gmail.com – 06 77 68 56 82











samedi 23 avril 2022

[NEWS] Ouïvoir Christian PRIGENT au cours du printemps 2022




Journal de Christian PRIGENT sur SITAUDIS : 7e extrait paru récemment !


"CHINO sur la falaise" : RV sur AOC.


Chino chez les Helvètes :

RadioTélévisionSuisse (RTS-Espace 2, émission « La Vie à peu près »). Chaque jour de 12 h à 12 h 30 du lundi 4 au vendredi 8 avril 2022.
Désormais podcastable via : 




Christian Prigent (avec Vanda Benes) à La Générale (39 rue Gassendi  Paris XIVème).

Lecture et dialogue avec Jean-Pierre Han.
Le dimanche 15 mai 2022, à 14 h 30.
Dans le cadre des rencontres « Théâtres / écritures : quels liens ? ».


lundi 12 juillet 2021

Chino au jardin, par Tristan Hordé

Avec Vanda Benes, lecture de Chino au jardin en mai 2021


Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L, mai 2021, 352 pages, 21 €.

 

 

   Chino au jardin appartient à un vaste ensemble, succédant à Les Enfances Chino (roman) (2013), Les Amours de Chino (roman en vers) (2016) et Chino aime le sport (roman en vers) (2017). La mention "roman" est absente, bien que le projet ne semble pas différent du premier "Chino" ; les données personnelles sont souvent transparentes et des faits historiques restitués précisément, de la guerre d’Indochine à l’extension des villes. Ce n’est pas pour autant une autobiographie ou une succession de faits vérifiables, « réels », ni un roman au sens convenu du mot : le livre, comme les autres du cycle « Chino », rompt avec toute narration romanesque, ne serait-ce qu’en introduisant des documents (la liste en est donnée à la suite du texte, mais en fait partie), chansons et poèmes, jeux avec la typographie, mais surtout par son écriture. L’écriture est là pour restituer autre chose que le vraisemblable ; comme l’écrit Prigent dans son Journal (Point d'appui, P.O.L, 2019 ; 27/08/2017, p. 187), elle est une « résistance à la pression dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations) ». 

 

  La littérature est toujours présente, d’abord avec les citations et le jeu qu’elles entraînent. Chaque ensemble, en relation avec son contenu, est accompagné d’une citation en exergue ; celle par exemple de Gadda pour "Chino au jardin délicieux", tirée de Eros e Priapo : « Innumerabili sono i richiami d’amore », s’accorde au second degré avec la pratique de l’amie de Chino qui, nue sur le seuil du jardin, utilise un concombre en guise de godemiché. Dans le livre, les jeux avec les citations sont trop nombreux pour qu’on les relève, qui font appel aussi bien à Rimbaud (« la mer automatique allée avec le soleil pour un petit bout d’éternité ») qu’à un Évangile (« Car en vérité je te le dis » suivi de « scandale, bonne nouvelle ») ou à Mallarmé (« Les bouquets de rouges absents de toute fleur »). Dans une parodie de comédie, le personnage de Denise Courtay craint la mauvaise humeur de Jean, son mari, et, seule puis dans un dialogue, lui sont prêtés trois vers issus de tragédies de Racine et transformés, le premier d’ailleurs présent dans Grand-mère Quéquette avec le premier mot :

 

                        Quoi ! tandis que mon Jean s’abandonne au sommeil (Britannicus, I,1)

                        Oui, c’est Agamemnon, c’est ton chat qu'a miaulé (Iphigénie, I,1)

                        Ciel ! que vais-je lui dire ? et comment, vu la rogne (Phèdre, I,3)

 

   On ajoutera l’emprunt, mais modifié, d’une parodie de parodie de Cinna (V,1), de Raymond Rua, avec « Prends ton siège, Chino, et assoie-toi ta terre, a dit Doudou en douze pieds.[1] » 

 

   Dans l’ensemble titré "Chino au jardin des Muses", la réflexion sur la langue convie le lecteur à lire autrement que de manière linéaire, notamment en s’en prenant à ce qui semble intouchable pour conserver le sens, l’intégrité du mot : « Maussade vous a un côté mousse sale, salade fanée, aigreur de bouderie. Cet adjectif maugrée la colique. Quelque chose en lui ne veut pas. C’est à cause de mauMau est la version en cul-de-poule de mal. [Etc.] » Plus loin dans la même page, continuant l’examen de maussade dans le détail, Prigent rappelle l’existence de l’adjectif du moyen français sade « qui fait en poésie chouette », — qui signifiait « gracieux, charmant », du latin sapidus —, et de son dérivé de même sens sadinet chez Villon, employé aussi comme substantif pour désigner le sexe féminin.


   C’est là un court exemple non de jeu mais de rejet des formes académiques et une manière d’écrire autrement ; l’écriture de Chino au jardin mêle ce que l’ordre désigne par "niveaux de langue", aussi bien pour le vocabulaire que pour la syntaxe et la morphologie, use du calembour, de l’onomatopée, de l’énumération, introduit des mots d’ancien français, de breton, des néologismes, etc. Il s’agit bien de décrasser l’écriture des vieilles habitudes, contre les "Grandes Têtes Molles" de notre époque dont il donne quelques exemples à la manière du Lautréamont des Poésies : « Tête molle 1 : Saint-John-le-Percé, la Citerne pétonnante. Mort ! Tête molle deux : Alexandre Char, le Capitaine-Orageux-des-Destins. Mort ! Tête molle 3 : P’tit Guy Cadou, la Colique-des-Feuilles-Vertes. Mort ! Tête molle 4 : Guillevic Gros-Pif, l’ami enrhumé d’Euclide et du caillou. Mort ! [etc.] (...) Les mots sont des cadavres dans leurs bouches ». C’est pourquoi il donne, en gros caractères, les mots d’Artaud dans Le Pèse-nerfs, « Toute l’écriture est de la cochonnerie » et de Ponge, « La poésie : merde pour ce mot ! », puis reprend à son compte en les récrivant Bataille (« Poésie ? La haine ! ») et Denis Roche (« La Poésie ? Inadmissible ! *d’ailleurs n’existe pas ! »).


    Parmi d’autres manières de se défaire de l’académisme, des mots morts, Prigent introduit, à la façon de romans du XVIIIe siècle, une distance vis-à-vis de ce qui est écrit ; entre autres exemples, le narrateur s’adresse à Chino pour qu’il se réveille et il ajoute : « D’ailleurs faut poursuivre. Sinon on n’est pas arrivé à la page suivante, vers 136 ». C’est ainsi le principe même du romanesque qui est défait, tout comme il l’est avec le recours aux techniques du cinéma : tels moments du roman sont des "plans" et l’on passe sans transition ("cut") de l’un à l’autre : « Plan n° 2 [...] Cut. Plan n° 3 » ; ailleurs : « La scène se fige », « zoom », « fin du flash-back », etc. — on peut lire à ce sujet l’essai de Prigent, Ça tourne (L’Ollave, 2017).

 

   Il faut toujours re-commencer et l’on se souvient du titre du premier roman de Prigent publié en 1989, Commencement, et, travailler d’une autre manière le matériau de ce qu’a été une vie. Cinq ensembles du livre sur huit sont liés à l’enfance et à l’expérience des choses. Quand son ballon brise un carreau d’un bâtiment dans le jardin des postiers et que Chino veut le récupérer, il découvre, et le lecteur avec lui, dans cette Bretagne d’après-guerre un monde inconnu dont il se souviendra, celui de la vie ouvrière plus que difficile, celle aussi des immigrés polonais ou espagnols — cet ensemble a en exergue deux vers d’Apollinaire, « J’aimais j’aimais le peuple habile des machines / Le luxe et la beauté ne sont que son écume ». C’est par le jardin que sont évoqués la guerre d’Indochine et son issue, le poujadisme, le pillage par les enfants des vergers dans les jardins ouvriers, la vie des grands-parents, de tonton Louis et de la guerre de 14 dont reste « un nom sur un monument à coq gaulois qui chante gaulois sur le poilu ». C’est encore dans le jardin du premier ensemble du livre, qui se passe d’exergue, qu’apparaît la figure paternelle, figure attachée au travail de la terre et, donc, à la sueur : « La sueur de mon père quand j’y pense a l’odeur du jardin où je suis un jour entré dans la fièvre et dont plus jamais je ne sortirai. » Cette odeur associée au travail, c’est celle des ouvriers, « en eux sent fort la sueur de fond d’humanité. Du repas des hommes ils sont le pain moisi, la croûte amère et le vin aigre ; mais aussi le sel de joie, la mie de douceur et le levain de compassion ».



 

Ce temps revisité, est-il vraiment « re-vécu » parce que raconté ? Ce n’est pas tout à fait par hasard si le livre s’achève par un rêve de cimetière et « Larmes aux yeux, dents serrées, cœur brûlé, l’enfant devenu vieux regarde par terre dans la flaque de soleil entre ses chaussures revenir le temps des soleils d’avant ». Les jardins de l’enfance ont disparu, avalés par les pelleteuses : « Tout fut loti ». Cependant, dans ce livre où l’histoire d’un individu est inséparable de l’Histoire, le lecteur reconnaît d’un bout à l’autre une force de vivre qui fait s’agiter constamment Prigent dans la « bourrasque rythmique des mondes secoués de boucans, venteux d’une vie immense ».

 

 



[1] Parodie de Raymond Rua : « Prends un siège, Cinna, et assieds-toi par terre ».