En avant-première, avant parution dans la revue
Littératures dirigée par Sylvie Vignes (Presses Universitaires de Toulouse-Le Mirail) - que nous remercions.
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Dessin à partir de Goya (Carnet Prigent : archives de l'auteur) |
Le
sublime est en bas.
Victor
Hugo, « Les Malheureux »
[…]
viendront d’autres horribles travailleurs […]
Arthur
Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
Où
va ton désir, Chino ? (p.
27)
Les
Enfances Chino,
paru en 2013, est un des derniers livres en date de Christian
Prigent.
Né en 1945, il demeure le représentant d’une intransigeante
avant-garde littéraire. Auteur de romans, de poèmes et d’essais
critiques, Christian Prigent s’attache, livre après livre, à
approcher tant bien que mal cet impossible : faire entrer
quelque chose du Réel, au sens lacanien du non symbolisable, dans la
littérature. Impossible, puisque la littérature, œuvre de langage,
relève du Symbolique. En d’autres termes, il s’agit de rendre
l’écriture perméable à son dehors même. L’écrivain corrobore
en cela la radicale définition de la littérature que Roland Barthes
proposait dans ses Mythologies en 1957 : « La Littérature ne commence pourtant que devant
l'innommable, face à la perception d'un ailleurs étranger au langage même qui le cherche. »
Et met en œuvre sa propre conception du littéraire : « La
littérature de Denis Roche […] est réaliste si le réel, comme le
suggérait Lacan, est l’impossible et si le fait qu’il soit l’impossible est la condition du désir
qui pousse à le pénétrer par la langue et à en jouir au bord
d’une angoisse mortelle ».
Poursuivant, après
Une phrase pour ma mère (1996),
Grand-Mère Quéquette (2003) et
Demain je meurs
(2007), l’entreprise qui consiste à passer le matériau
biographique au moulinet de cette paradoxale mais indispensable
écriture du réel, il invente, dans
Les Enfances Chino,
une sorte d’épopée inversée, picaresque, en ce que le « héros »,
« Chino le héros » (p. 15) – c’est lui-même, le
petit Breton de Saint-Brieuc –, fait l’expérience multipliée du
bas, de tous les bas, social compris, espace des « gueux »
(p. 18). Le monde qu’il voit, et qui s’écrit tel qu’il le
voit, le perçoit, le sent, l’éprouve, est intensément et
plastiquement matériel. Aussi l’écriture se fait-elle à son tour
la plus matérielle possible, désarticulant sa syntaxe, malaxant ses
signifiants, subordonnant son rythme à celui, respiratoire et
palpitant, du corps.
-
La
matière d’une histoire de Bretagne, entrelacée à l’Histoire.
Son traitement narratif
Les Enfances Chino est un « roman » – telle est l’indication générique qu’on peut lire sous le titre – qui travaille un matériau clairement biographique. L’écrivain y évoque sa préadolescence entre ses père et mère, ses
grands-parents, ses camarades, les gens de son quartier, un quartier populaire de Saint-Brieuc,
Robien. Sa relation à ses parents, telle qu’elle s’y trouve
rapportée, est fortement marquée par l’œdipe ainsi que
l’atteste, notamment, une image aussi insistante qu’effrayante de
la Mère, celle de la sorcière, image qu’on ne manquera pas de
décrire et d’interroger.
Voici comment l’écrivain lui-même évalue la dimension autobiographique
de son œuvre : « […] je n’écris pas “sur” mes proches : je rebâtis un monde avec
des bribes de ma vie et de la leur – et avec bien d’autres choses aussi, qui relèvent de mon
imaginaire, de ma culture et de mon désir de faire “art” (de styliser un matériau). »
Le temps narré déborde du reste la période « fin des
cinquante » (p. 195). Des anecdotes ponctuent le récit, par
exemple la mort de Pablo Pilar, acrobate du cirque local, celle de
François Le Floc’h, au cours d’une partie de pêche, ou encore
l’épisode assez drôle où la mère de Chino, profitant de
l’absence de son mari, venu à Paris suivre une formation pour les
cadres du Parti communiste dont il est un membre très actif, se rend
au théâtre municipal, emmenant avec elle Chino tout enfant, voir
une opérette, La Fille du bédouin.
Las ! le père de retour découvre le pot aux roses, et
s’emporte contre sa femme, coupable de s’être fourvoyée dans
un spectacle à caractère colonialiste.
Périodiquement,
« [l]’Histoire » (p. 35), la grande, vient se
manifester, mais Chino n’est pas encore prêt à en mesurer
l’importance. La misère du peuple est évoquée à plusieurs
reprises (pp. 18, 155, 235, 238-9), ainsi que l’exode rural (p.
328). Quant aux événements proprement dits, il est question de la
Shoah (p. 471), de la Résistance et de la Collaboration (p. 507
sq.), de la guerre d’Algérie (pp. 36, 518 : « […] massacres
en vrac comme d’hab en général, escadrons de mort ad libitum
repetita, la chasse aux ratons, et Massu écrase pour rétablir
l’ordre selon les bonnes feuilles dans Alger-la-Blanche. »),
de l’accession de de Gaulle au pouvoir (p. 534). Mais l’Histoire
bien comprise, c’est aussi l’arrivée des tracteurs (p. 169),
l’apparition de magazines pour la jeunesse (p. 386) et la
multiplication affolante des pin up dans les années cinquante :
« An 56. Dieu crée la gonzesse.
Bardot crève l’écran avec du relief moulé au limon. Brigida
paraît en buste à lolo. La Carol arbore l’avantage de
carrosserie. » (p. 276). Et le début du règne délétère de
la télévision : « Bientôt la TV. Tous à reluquer le
monde même pour tous avec les babioles qui font saliver,
l’homme-tronc qui dit l’info autorisée et ce que des choses il
faut penser et les chouettes pétasses à se tortiller en culotte
mince pour que la vie soit super en chromo. » (p. 237 ;
voir aussi p. 387). C’est ainsi que « le monde change en
douce » (p. 461).
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Christian Prigent à Cerisy en juillet 2014 |
Quant
au récit, il est pris en charge par un narrateur qui,
épisodiquement, dit « je » et coïncide assez
précisément avec l’auteur, puisque aussi bien on n’est pas loin
de l’autobiographie – mais ce « je » n’est pas
Chino, le protagoniste, pas tout à fait. Il y a toute la distance
entre le personnage enfant puis adolescent et l’homme qu’il est
devenu, et qui raconte. Le passage suivant le montre fort bien. Alors
que Chino vient de se faire rabrouer sévèrement par les
lavandières, le narrateur explique que l’enfant voudrait bien
« passer rouleau de goudron opaque en zipp extra-large gros
grain noir de Chine et zou ça clabote : fini la houspille. »
(p. 31). Mais, ajoute-t-il : « Lui il ne peut pas, il est
là planté avec sa vergogne devant les bonnes femmes qu’il a voulu
voir et tout ce décor qui veut pas calter. Ça lui donne envie de
pigner en douce. Il faudrait vite changer de sujet, motif ou
d’aiguillon d’inspiration. Moi je peux : basta. »
(
id.). Le narrateur s’adresse à son personnage en lui disant « tu »,
de sorte que le récit passe constamment du « il » au
« tu ». Fort de l’expérience acquise, il prodigue ses
conseils au novice qu’il fut : « Écoute ton corps,
Chino, il ne ment pas. C’est comme la terre car il en naquit quand
tu fus Adam. C’était le bon temps, l’époque du limon. Il ne
tient qu’à toi et à ton jarret de renouer avec. Oublie la
spécule. Ratiocine pas. Ni ne procrastine. Confesse le présent.
Habite cool ta constitution. » (p. 89). Ou le sermonne sans
ménagement : « Et la ramène pas : on t’a pas
demandé d’être là. Condense dans ton coin et mêle pas. Va pas
réclamer souci spécifique et privilège pour ta pomme : t’es
pas plus qu’une, et plutôt de terre. » (p. 195).
Le
narrateur joue fréquemment le rôle de régisseur du récit, comme
quand il fait le point sur le déroulement de l’histoire, sujette à
de nombreuses digressions : « La situation est bien
définie. En champ, c’est Chino qui monte son sentier. » (p.
73). Sa liberté dans la conduite du récit est totale. Il ajoute par
exemple aux phrases précédentes : « Ici : aparté.
Ça va pas très vite dans ces condensés cinématographiques. La
bobine patine. L’écran floute aux bords à cause de la succion du
hors-champ. » (id.). Non sans justifier sur le fond cette esthétique de la digression,
et c’est cette fois à lui-même qu’il s’adresse, comme pour
s’indiquer la voie à suivre, la manière à adopter pour capter
quelque chose de l’épaisseur du réel : « Qui dévie
digresse. Si tu ne digresses, tout résume en ligne, c’est
abstrait, maigre et fluet : rien n’agit en façon de vraie
sensation. » (id.).
Le
recours à la métaphore du langage cinématographique est constant,
dès l’incipit : « L’enfant Chino : zoom
contre-plongée sur lui coin gauche en haut. // Shoot un :
chaussette défaite, genou couronné, culotté court. [etc.] »
(p. 11). Ou ceci : « Logeons momentanément l’œil de
caméra dans celui de Fanch. » (p. 78). Façon sans doute pour
l’écrivain d’exhiber la fabrique de son récit et par là de
mettre à distance, dans une visée cathartique, une matière qui
s’avère extrêmement chargée en affects ; ou, ce qui revient
au même, de ne pas laisser le récit se prendre aux artifices
naturalisés qui conditionnent l’illusion réaliste – car c’est
le Réel décidément qui intéresse Christian Prigent : il
s’agit de déchirer le plus possible l’écran des représentations
qui l’occultent, le refoulent et le dénient.
Enfin,
le narrateur remplit de façon à peu près continue une fonction
d’analyse ou de commentaire de ce qui est narré, ainsi qu’on va
pouvoir s’en assurer abondamment.
2.
Un parcours initiatique
2.1 Parcours
Les
563 pages que comporte le récit retracent un parcours effectué par
Chino. Spatialement, ce parcours le mène d’un point de départ,
situé sur un « tertre » (p. 15), aux marges de la ville,
à un point d’arrivée, un autre « [s]ommet » (p. 562),
la colline d’en face. Dans le « Dossier » qui clôt le
livre, l’auteur a placé un « PLAN » (p. 568) qui
permet de se représenter schématiquement ce parcours. Il importe de
noter que le périple de Chino l’a conduit dans une zone basse
entre deux hauteurs : il y descend au commencement, il s’en
dégage vers le haut à la fin. Car il aura fait ainsi l’épreuve
du bas, de toutes sortes de bas, du limon, des matières, y compris des
matières intérieures, qui le relient au monde matériel.
Du point de vue du temps, le parcours dure une après-midi, de midi à
la nuit.
Que
cette épreuve, effectuée au long d’un cheminement, ait un
caractère initiatique, c’est indiscutable. En effet, parmi les
trente-six chapitres qui ponctuent le récit, on note quatre
« station[s] »,
chacune s’effectuant dans un oratoire,
sorte de petit temple voué à la piété populaire où niche un
saint local, flanqué d’un « calvaire » (pp. 38, 79).
On ne peut pas ne pas penser aux quatorze “stations” du calvaire
du Christ, de son chemin de croix. En outre, le texte évoque des
« rites d’initiation » (p. 202).
Reste
à savoir quel bénéfice est escompté de cette traversée
initiatique de tous les bas. Nous tâcherons de le dire à la fin, au
bout de notre propre parcours dans l’œuvre.
Il
faut citer le début de cette paradoxale épopée :
Chino
le héros descend de son tertre dans l’indifférence à ces vérités
[relatives à la rapide transformation en cours de la ville, qui
saccage « la mémoire des luttes prolétaires et des
espérances » (p. 14)]. Sa vision ? : creux et bosses
dans du cochonné général marron. S’il plisse mieux les yeux, il
verra des gris tordus par le vent exprimer un ciel, des cuirs onduler
oints de céladon de flotte en averses jusqu’à l’horizon, des
damiers partis mi-jade mi-citron cadastrer le site. Il va vers le bas
de ce panorama clopiner schlic schlac aux slotches
brun purin. Là est le vallon où s’écoulent des vies vues en
perspective comme des petites flaques dans l’indécision pastel des
matières.
[…]
Au
creux du val rutila un ru plombé de marbrures qui fila vite fait
parmi la maraude de teintes agricoles entre les marrons de la
négation, le vert neutralisant et l’azur avide de pomper tout ça
vers des altitudes. Et sans transition l’œil de Chino luit car il
isola des sortes de rondelles penchées à un coude du ru sur des
planches obliques. Agrandis, se dit-il. Il le fit : des culs.
Ainsi se forma de la société résumée en croupes de commères
courbées sur des affaires. Vu l’indécision des postures,
cambrures suggestives par génuflexion et locomotion more
ferarum,
position fœtale et supinations sont en option. De ce tas s’exhalent
des vapeurs, bulles, dégoulinures, odeurs de fadeurs. Résumons :
bave savon bouilli des lessiveuses et guirlandes autour de bouffées
bruitées. (pp. 15-16).
« Héros »
à la manque, puisque sa quête, aux antipodes du sublime, s’engage
dans un en bas où ses exploits consisteront à patauger dans des
« matières » boueuses et à se frotter à « des
culs ». Chino vient en effet de tomber sur les lavandières qui
travaillent – et jacassent – « au douet du val » (p.
16), c’est-à-dire au lavoir. Ces femmes, au fort coefficient
sensuel, vont jouer un rôle majeur dans l’initiation de l’enfant.
En outre, ces « commères » sont des images maternelles à peine déguisées et leur relation
étroite, intime, avec les « matières », qui plus est
« [a]u creux du val », vient rappeler que materia et mater ont
même étymologie et sont du coup quasiment superposables, ainsi que
Freud n’a pas manqué de le souligner.
2.2
Au miroir déformant de Goya : un exorcisme
Or
ces femmes viennent à la fois de la réalité historique de la
France des années 1950 – une réalité devenue depuis lors image d’Épinal avec la « Mère
Denis », lavandière qui joua dans des films publicitaires pour
la marque de machines à laver Vedette, dans les années 1970 – et de toiles du peintre Francisco de Goya.
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Goya, Les Jeunes |
Dans
une note finale, Christian Prigent a expliqué ce que son livre
devait aux œuvres de cet artiste : « Ludovic Degroote,
que je remercie ici, m’a demandé de venir le 16 novembre 2012 à
Lille pour parler, au Palais des Beaux-Arts, de deux tableaux de
Goya :
Les Vieilles et
Les Jeunes.
À quelque distance que le livre se soit propagé au-delà de ce que
me disaient ces peintures, puis bien d’autres œuvres du même
artiste,
Les Enfances Chino est le résultat de cette rencontre. » (p. 572).
À
la fin du passage sur les femmes au lavoir, le tableau de Goya Les Lavandières
est mentionné en note (p. 16, note 1). Cependant, « les
gueuses du bord du lavoir » (p. 61) sont de nouveau évoquées
lorsqu’entrent en scène « les harpyes »
(59). Et c’est alors la toile intitulée Les Vieilles
qui est associée (p. 62, note 1) à cette apparition de grimaçantes
vieillardes, lesquelles méritent bientôt le qualificatif de
« sorcières » (p. 63). Quant au tableau Les Jeunes, il viendra se superposer à la fin du récit (p. 553, note 2).
La
convocation des œuvres de Goya ne paraît pas d’abord
indispensable au roman. On croit avoir affaire à une sorte
d’accompagnement en basse continue – c’est le cas de le dire –,
les scènes narrées, les fantasmes décrits étant pour ainsi dire
doublés par des toiles du peintre. Mais plus fondamentalement sans
doute, d’être ainsi jalonnée de références aux toiles du
peintre espagnol, l’aventure de Chino vient périodiquement s’y
mirer et elle y découvre quelque chose comme sa face cachée, comme
si l’œuvre de Goya favorisait l’émergence de tout ce qui,
d’avoir été refoulé, dénié, s’était trouvé voué à
l’informe et pouvait alors faire surface sous les espèces du
monstrueux. Car le monstrueux, comme l’avait supérieurement
compris Hugo, c’est une force encore privée de formes
d’expression.
Et c’est précisément la tâche d’un écrivain comme Christian
Prigent, que d’inventer une forme informe
adéquate, à la (dé)mesure de ce « monstrueux objet ».
Qu’on
en juge. Voici comment, dans un développement intitulé « stances aux animaux »
(p. 328), le tableau Le Sabbat des sorcières
(1798) retentit sur le récit : « Même ce con de bouc qui
pue de la gueule, prends-le en pitié : il vit ridicule avec des
pompons de balles de ping-pong de protection au bout de la corne et
voit rien du monde à cause de l’ardoise posée en visière pour
qu’il reluque pas le cul des passantes ou fasse le démon les nuits
de sabbat et aguiche des gueuses folles de jouir à poil avec des
guirlandes de fleurs des champs aux cornichons. » (pp.
329-330).
2.3
Les quatre François, ou je est plein d’autres
Le
personnage de Chino – prénom qui signifie François « en
parler du Goëlo » (p. 38) – est doté de deux doubles qui
apparaissent à retardement dans la fiction : « Fanch »
(« en celtique égal à François » [id.]),
puis François Broudic.
Chino
rencontre Fanch juste après les lavandières, « au pied d’un
calvaire », et c’est alors la « première station »
(p. 38). Fanch est, explicitement, son double : « En ce
lieu voici un individu. Vu dans la distance, il est tout pareil.
C’est comme si Chino avait défroqué de sa propre peau en phase de
causette pour se dépêtrer des emmerdements et son écorché s’est
téléporté vite fait sur des ondes pour qu’un peu plus loin un
double de lui, ou sosie du même, ou juste copain comme doigts de la
main tiens donc l’attendra. Il l’attend, ça y est. Vu d’un peu
plus près on note des différences au sein des ressemblances. C’est
ainsi que un se divise en deux. L’enfant number two consiste à
l’instant de cette division. Je le nomme : c’est Fanch. » (id.).
On
apprend que le vrai nom de Chino, c’est « François Le Cam »
(p. 92), Chino étant son sobriquet : « François dégagea
dans l’espace meuble où Chino surgit. Puis Chino surgi a fait
comme l’amibe : il s’est divisé et r’engendra Fanch de la
propre chair de son petit nom. Donc lui et cet autre c’est pareil
au même : deux doigts de la main. Les autres ils attendent
encore dans des limbes ou le cytoplasme. Savoir s’ils viendront. Je
ne le sais pas. Mais on conjecture qu’il en laissera tomber bien
d’autres de lui comme des peaux mortes, des identités. Et en
vêtira d’autres à mesure qu’il se les fera. » (id.).
On pense à Proust : « Notre moi est fait de la
superposition de nos états successifs. Mais cette superposition
n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne.
Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des
couches anciennes. »
On pense d’autant plus à lui que le passage en question est
intitulé « nom de gens : le nom »
(p. 92), titre calqué sur celui de Proust : « Noms de
pays : le nom ».
Beaucoup
plus loin entre en scène «
François III »
(p. 258), à savoir « Broudic, François Broudic. Broudic le
transformiste. » (
id.).
Apparition que le narrateur commente ainsi : « On vient
d’assister à son introït d’hors-d’œuvre de lui-même. Mais
n’oublions jamais que s’il est entré c’est comme la Minerve
sortie de la cuisse de Fanch ou Chino ou une imago d’alter de leur
ego. » (
id.).
Autrement dit, ce « François numéro trois » (p. 259)
est comme une émanation libérée par chacun des deux premiers, cet
autre que leur double « je » recélait : « On
peut supposer qu’à cause des songes Chino n’était plus lui-même
tout à fait et Fanch l’empathique par complicité guère bien
adhérent à soi-même non plus. » (p. 258). Sa particularité
à lui, c’est qu’il est déjà bien plus dessalé que ses deux
autres : « Lui, sur l’existence, il s’en laisse pas
accroire ni compter : c’est pas comme les potes qu’ont les
vers du nez qui bavent le lolo encore à leur âge. » (p. 260).
Il est donc, lui, «
Broudic le lubrique »
(p. 263). Ils forment une manière de trinité pas du tout sainte,
une trinité à géométrie variable, dont les éléments volontiers
divergent, notamment sur la question du sexe : « 1
r’divise en 3. » (p. 270). Mais c’est bien alors une
scission intérieure, une sécession ; quand ses copains
s’adonnent aux chansons paillardes, Chino, lui « ne chante
pas. Le Broudic d’en lui le stresse. » (p. 269).
Au
bout du compte, ce sont « les trois mousquetaires » (p.
302). Et même un quatrième vient s’ajouter, Francisco Pilar,
« François IV d’Espagne » (p. 391), dont la famille
s’est réfugiée à Saint-Brieuc, fuyant la guerre d’Espagne et
Franco (p. 390). Le chapitre 26 a pour titre « Blues de l’enfant plié en quatre »
(p. 393), et s’ouvre sur un passage intitulé « 1 = 4 / 4 ∈ 1 »,
où on lit : « Tous pour un et un pour tous. Voire tous en
un et vice versa. » (p. 395), chacun des quatre quarts
proposant ensuite de lui-même sa définition propre (pp. 395-400).
Ce
quatuor remplit donc une fonction notable dans la quête initiatique
de soi qui sous-tend le roman : la division du « héros »
Chino en trois, voire en quatre, permet à l’écrivain de
manifester, en les incarnant, les conflits internes qui traversent
Chino – par exemple quant à ses choix politiques –, les
aspirations diverses qui sont les siennes, les désirs plus ou moins
refoulés qui le travaillent, Broudic assumant un désir sexuel qui,
on l’a vu, effarouche encore quelque peu Chino.
3.
« Tentative de description » (p. 523) du scénario
sous-jacent au récit
Ce
scénario, schématiquement, serait le suivant.
Au
centre est la MÈRE. En vertu de l’équivalence déjà signalée
entre MATER et MATERIA,
l’instance maternelle se décline en deux entités distinctes mais
complémentaires : d’une part, la mère de Chino, et ses
substituts chimériques entrant dans le paradigme de la sorcière ;
de l’autre, la Nature Mère, l’empire de la matière. Cette MATER(IA)
inspire un désir fusionnel : se fondre dans le grand Tout ;
s’unir à la Mère. Mais, comme de juste, d’un côté, le tabou
de l’inceste s’y oppose et expose à la castration, qui menace ;
de l’autre, le retour à la matière indifférenciée se solderait
par la mort.
De
là la nécessité de déplacer la relation désirée mais mortelle
dans le champ, ou plutôt dans le corps, de l’écriture, de
l’écriture traitée comme un corps.
3.
1 La « parentèle » (pp. 113, 175, 189), ou le nœud de
vipères œdipien
Il
faut se résoudre à ne retenir, sous ce rapport tout
particulièrement, que les passages les plus significatifs de ce
livre foisonnant.
Dans
la constellation familiale de Chino, le personnage de la Mère occupe
incontestablement le centre. Elle est à la fois désirée et
redoutée, haïe même, de ce qu’elle apparaît à l’enfant
dévoratrice et castratrice. Le paragraphe suivant est remarquable
par l’ambivalence qui s’y exprime – s’y trahit ? – des
sentiments à l’égard de la mère, l’attirance, d’ailleurs
mêlée d’hostilité, faisant l’objet d’une dénégation
farouche sous la pression de la culpabilité :
Maman
on me dit qu’elle a bien souffert à cause de Bibi. Pourtant je
l’ai pas étranglée en vrai même si c’est pas l’envie qui me
manquait. L’ai pas surinée dans la salle de bains pour rien
saloper au sang du séjour : même pas une quenotte méchante
dans son gras de bras entre les taloches. L’ai pas dénoncée quand
elle pavana avec les bourgeois à l’opéra sans le dire à papa en
voyage d’affaires chez les politiques. Ne l’ai pas non plus
touchée aux lieux dits perso et pas propres même en symbolique
quand elle me collait moi-même à elle-même seulette dans son lit à
cause des absences ci-dessus décrites avec la chemise de nuit de
dentelle sur fesse découverte. Même si j’ai reniflé sa crème à
épiler pour sniffer la colle de l’imaginaire dans la petite
armoire à pharmacie en zinc, ce fut pour des prunes : les
miennes sont restées minus, violet chiné et fripées vues dans la
psyché. Et j’ai rien sucé d’elle généralement comme viande
goûteuse. Fut Bibi comme fut le petit Jésus en bois de Kermaria :
le sein ? Merci bien ! Remballe ton téton, Itron Varia,
il pisse aigre. Comment t’a-t-elle nourri, alors, assassin ?
Elle ne m’a pas nourri, j’ai refusé son lait. Je ou du moins ma
peau, qui fit des boutons. Plutôt çui de la vache, j’ai dit, ou
même la poudre : risquons pas la faute. Et Dr Idoine m’a
donné raison : si j’ai ni fauté ni crevé, c’est grâce à
Guigoz. (p. 137).
Le
lien à la Mère : là est l’unique fatalité. Car :
« D’où on est sorti on n’en sort jamais. » (p. 213).
Il faut citer maintenant le discours que le narrateur fait tenir à
une figure hallucinée de la Mère de « derrière l’étau de
sa dentition » ([p. 214] hantise de la dévoration), discours
où la malédiction proférée a des accents d’apocalypse :
« […]
Connais-toi et cuis mouron : tu m’as mis sans cesse la honte
de toi, quoi que j’aie torché de ta merde au cul et tu m’as
haïe : ne nie pas, quiconque veut voir l’a vu, tout bon
entendeur il l’a entendu. Tu auras du mal à rattraper ça. Ton
caca te collera aux pieds. Tu vivras dedans. Ça salopera chacune de
tes nuits. Tu le sais déjà : ta vie onirique confine dans des
chiottes où pullulent la virgule et l’étron. […] Même la
matière ne se sentira pas chez elle chez toi. Elle te fuira par le
trou des fesses de plus en plus vite. Tu t’écouleras toi-même de
toi-même jusqu’à plus pouvoir en fin de parcours retenir le flot.
Tu maculeras des pertes de ton cul bergères et sofas. Mais déjà
avant tu n’auras de cesse de t’analyser les tubes de pipi. Tu
suivras partout les traces de tes crottes. Et mes yeux seront à
jamais sans cesse au-dessus de toi à te regarder confondre et pâtir
en dissolution sous les quolibets. » (pp. 214-215).
Aussi
scandaleux que cela puisse paraître, on peut prétendre lire dans ce
passage un art poétique, paradoxal, mais radical. D’ailleurs,
juste avant ces lignes, on pouvait lire celles-ci, où la Mère
éructe une définition négative, sarcastique, de l’œuvre à
venir de l’écrivain Christian Prigent :
[…]
je remonte des abîmes pour faire voir à toi-même toi allant à ta
perte. C’est ici qu’il faut intelligence et finesse. Tu n’en as
que trop. Mais que
pour faire fort en curiosités de lubricité, ricanés mauvais,
humour à la con et conduites viles et coupage de tifs en
quatre-vingt-douze pour des malotrus qui se prennent la tête. (p.
214).
Art
poétique, donc, où l’écriture mise en œuvre dans ce livre
comme dans les autres de l’auteur est assimilée à ce parangon de
la matière basse et vile qu’est l’excrément : une écriture
pâteuse – qui met la main à la pâte –, boueuse, et par sa syntaxe et par son lexique, de la merde, des
humeurs, des matières, conçue et réalisée pour, par fidélité au
réel originel, coller à ça,
y rester baignant. On aura noté l’association significative de
« la virgule et [de] l’étron ». Mais en même temps cette écriture entend bien
s’affranchir de la Chose, s’en dégager, par le saut obligé dans
le symbolique, certes, mais aussi et surtout par le constant travail
du rythme, par sa danse propre à elle, l’écriture, qui mêle
dynamisme physique, tripotage jubilatoire et scansion allègre,
esprit planant sur les eaux,
respiration aérienne à l’instar du nouveau-né qui, dans un cri,
se met à respirer parce qu’il s’est détaché du corps de la
Mère. De sorte que la malédiction de la Mère : « Même
la matière ne se sentira pas chez elle chez toi. » se trouve
assumée et retournée par l’écriture, qui est contre
la matière-mère, tout contre.
Le
paragraphe suivant laisse s’exprimer la hantise de la castration et
la haine qu’elle suscite, la Mère Poule menaçant de dévorer le
« lombric » phallique :
Ainsi
parla-t-elle. Puis elle se mit à rire à belles dents comme fait la
poule à l’œil de côté au moment d’aller férocement picorer
le cadavre hideux du lombric. L’effaré Chino voit l’ombre du
lombric prendre la forme de son nombril et ce tortillon moulé sur sa
gidouille
est glaireux de haine. Il veut crier cette haine. Mais le cri lui
reste collé sec et coi au fond deul’gousier. […] (p. 215).
C’est
précisément à ce cri impuissant, aphasique, que l’écriture de
ce livre donne extension et forme.
La
relation au Père est également problématique. Le texte d’une
chanson en français médiéval reconstruit par l’auteur, qui
commence par ces vers : « Ore vint li pere malvais. /
Cil vit l’enfant ki ci jouait. […] L’enfans : Chino, onze tot ron. » (p. 164), donne lieu à un « essai
d’interprétation (p. 165) où est évoqué le destin douloureux du « pauvre
papa » (id.)
et qui se termine ainsi : « Car enfant vengeur ou enfant
sauvé, enfant sans pitié ou enfant mortifié, père
terrifiant/enfant terrifié ou père terrifié/enfant terrifiant,
fiston pitoyable/daron menaçant ou vice versa : on n’a pas
bien saisi le sens de la chanson. » (p. 167). Ce père suscite
chez l’enfant un désir de meurtre, et donc aussi un fort sentiment
de culpabilité :
Papa,
j’ai rien fait. Point barre. D’accord, j’ai failli. Mais un
coup léger de double décimètre sur rien qu’une de ses deux
rotules pour calmer le nerf qu’il avait crispé à force de contre
maman vociférer, c’est pas une affaire. Oui oui, j’ai jeté ma
tomate sur lui un soir au dîner plutôt que de sur son ordre
l’ingurgiter. […] Même quand il lisait L’Huma
au dessert sans piper parole pour la maisonnée, j’ai pas
postillonné ma purée dessus. […] Même quand on le vit pérorer
la louange sur le Petit Père dépeupleur de peuples,
j’ai pas ricané, même en rétrovisé. Mais tu réponds quoi à ce
qu’on a dit que tu osas faire sur son lit de mort. Car tu fus bien
pressé de lui fermer les yeux, enfant dénaturé. « Pas
encore, mon fils, minute papillon », il t’a dit, l’œil
réprobateur sur son traversin parmi les poches et les tuyaux. Oui,
tu as blêmi. Oui, tu as avoué par cette pâleur le noir de tes
desseins, conviens. E pentiti, scelerato !
(pp. 137-138).
On
voit que la relation œdipienne aux parents détermine chez Chino une
culpabilité profonde et lancinante. Cette culpabilité se manifeste
et s’exprime en quantité d’occasions. Par exemple :
« Qu’ai-je fait, radote. Pas tué, pas volé. Chanson.
Pas cru ma maman ? Refrain. Aux galères pour ça ?
Rengaine. Non non, rien commis. Scie. Mais pensé, ah oui. Ça
suffit ? Quasi voulu ? Presque pu ? Peut-être
pourra ? […] L’index au con sentant bon de püelle
consentante et sucé pour vérifier xa goûte, faudrait que ça vire
sucette de péché ou doigt fulminant comme cierge à demeure ?
No ! No ! No ! Io non pento ! »
(pp. 135-136). La culpabilité est clairement corrélée à la
curiosité sexuelle, source aussi bien de toute curiosité, de toute
enquête. Ce que confirme la phrase : « Vois, enfant
coupable de curiosités, fils d’instincts malsains, maniaque du
vouloir partout tout savoir, rejeton de l’homme voleur
d’étincelles, Prométhée minus […]. » (p. 379). Minus :
parce qu’il se sent coupable, l’enfant pense qu’il ne peut être
aimé, et de n’être pas aimable, éprouve de la honte (« Honte
est ton destin. » [p. 154]). Victime d’un surmoi cruel, il se
juge insuffisant : il est « l’Enfant qui ne s’aime pas
plus qu’on ne l’aima ou qu’il a cru qu’on l’aimait peu,
l’Enfant qui recherche partout où il est la preuve de lui-même,
l’Enfant jamais vu par soi que dans les yeux suspicieux d’autrui »
(pp. 395-396) et « [s]e trouve nul » (p. 396). Le
sentiment accablant de sa non-valeur fait qu’il s’invective
lui-même durement : « […] quel caca tu es, pauvre
merde, une crotte » (p. 113). Et bien sûr sa puissance virile
est en ligne de mire : « Tu supputes lazzis sur tes
futures impérities tant en devoir de fornication qu’en capacité
de repopulation. » (p. 67).
3.
2 Les femmes, objet de désir effrayant. Le trou et la sorcière.
|
Goya, Les Vieilles |
Au
seuil de l’adolescence, Chino et ses doubles sont pleins de
curiosité sexuelle, de désirs imprécis mais vifs. Femmes, jeunes
filles sont pour eux des objets de désir permanents. Mais Chino les
perçoit régulièrement comme des sorcières, la sorcière des
contes étant une image particulièrement effrayante de la Mère
dévoratrice et castratrice ou, pour reprendre les mots de Christian
Prigent lui-même, de « la femme vaginienne qui bouffe ».
Ces personnages fantasmatiques de « sorcières » ou de
« harpyes » se profilent en effet derrière les femmes
“réelles” que sont les lavandières ou la mère. Le narrateur
les assimile à ces « poules à féroces dents dites
ptérodactyles aux temps du mammouth » (p. 60) et, dans une
«
vision » (p. 59), les nomme et les définit ainsi : « Les harpyes. Les
filles du vent frisquet et du sel irritant de l’océan. Les
voleuses d’enfants. C’est moi cet enfant. » (p. 60). Par
contamination du tableau de Goya
Les Vieilles
venu aiguillonner l’inconscient du narrateur revivant ces scènes,
« les gueuses du bord du lavoir » (p. 61) – les
lavandières – se transforment en sorcières :
Les
vieilles, dit Chino, allez voir ailleurs si j’y serais pas et vous
faire voir là par la même occase. Mais c’est dans son rêve. En
vrai il dit rien. Mais elles, dans son dos, les spectres, les
sorcières, les Filles de Vengeance et de Récrimination : holà,
la fanfare ! Celle-ci : dada sur balai ! Pas sûr
qu’on aimerait jouer le rôle du balai entre ces cuisses-là. Ah !
foutue sorcière ! (p. 63).
Dans
le paradigme de la Mère terrible, aux côtés de la sorcière
figurent les sirènes, ces femmes de la mer dont le chant captive et
tue. Chino s’efforce de se fermer à leur voix assassine :
Meute,
horde, légion, glapis, jacasse, grincherie, ronchonnade, chefs
d’inculpation et réquisitoires : silence, arrière toute. Au
moins pour un temps. Chino serre les poings, les dents, tous
pertuis : huître à bloc. Ici que nul n’entre. Et nulle
encore moins. Barbelés partout. Le verrou vissé sur fort intérieur.
La cire dans les ouïes. Aux grottes, walkyries, sirènes :
micros fermés, j’entends plus rien. (p. 72).
Ou,
comparant de Chino figé une jambe pliée, « la mante verte
dite religieuse par usurpation avant la consommation rituelle de
l’époux » (p. 87). Ou encore « La Vieille.
Carabosse. » (p. 93). Ou l’araignée, « symbole hideux
de l’organe féminin »,
qui vient clore une énumération des créatures cauchemardesques
lancées aux trousses de l’enfant : « « Aux
basques, aux basques, à pincer le cul : ah, les ombres torses !
chiffons d’épouvantaux ! haillons ! crocs !
échardes ! griffes de sales bêtes ! Rond la tête :
les mouches, zzz zzz zzz ! Dedans : l’araignée !
Elle inocule : le bulbe ankylose ! Suce : cervelle
c’est sa pâtée ! » (p. 143). Mais la plus saisissante
évocation de la sorcière à la bouche-sexe dévoratrice, ce « trou
effrayant » (vagina dentata),
est celle-ci, avec son crescendo épouvanté :
[…]
Aïe, les oiseaux de l’ombre ! Leurs petites têtes
pointilleuses qui piquent ! Puis plus grosses, les têtes !
Têtes de piafs, crânes de poulets ! Crânes de vautours, têtes
de griffons ! Têtes d’autruches, crânes d’ichtyosaures !
Crânes de T-Rex, têtes de harpyes ! Les becs béants !
Les chicots dedans ! Les chicots qui bavent, les becs nez en
croc ! Les crocs sur babines, les chicots pareils ! Les
babines qui pendent sur mentons poilus ! Les nez qui granulent !
Le trou effrayant entre nez granuleux et poils de mentons ! Ce
trou bave en chuinté qu’il y a beaucoup à sucer comme jus par une
paille dans ce petit corps qui s’offre aux moustiques.
Et zou, elles sont da capo là : les vieilles arthritiques avec
leur panier d’osier non plein d’herbe coupée mais de pattes de
mômes sciées net à la base. » (p. 150).
Le
motif du « trou » est extrêmement récurrent dans le
livre. Il n’est pas excessif d’avancer qu’il mériterait une
étude à lui tout seul. Avant d’y revenir, contentons-nous
d’observer que le mot désigne aussi le sexe féminin. Le frère
aîné de Broudic, bien déniaisé, lui, « a dit que pourvu
qu’il y ait un trou, des poils et xa pue, c’est bon » (p.
264). Et voici surtout ce « trou rouge » de la femme
surprise par Chino en train d’uriner : « C’est façon
babines mais en vertical, avec des moustaches mais des deux côtés.
En style poétique un val de fourrure avec une rivière aux parfums
goûteux par supputation qui mouille le cresson et des haillons
d’argent pendus au trou rouge non pas au côté mais en plein
milieu qui mousse de rayons.
Regarde pas ça, Chino, ça méduse. » (p. 490). Et de
s’adresser ce conseil : « Tiens-toi à la vue :
l’optique c’est pratique pour mettre à distance. » (id.).
Et donc pour éviter le châtiment redoutable : « Ouf,
respire : ce n’est pas à toi qu’on les coupera, la tête ou
le bout du gland qui à ça s’émeut, comme ça serait si tu visais
direct aux chairs et aux mirettes. » (id.).
3.3
Hantise de la castration
On
vient de le lire : l’attirance interdite pour la Mère (ou ses
substituts) expose à la castration, qui suscite une terreur tenace,
ainsi que ce fantasme de la sorcière et de la vagina
dentata. Cette terreur hante l’histoire de Chino. S’il descend à la cave
de la maison familiale, il doit prendre garde aux « souris
avant la grignote des dents sur [s]es doigts » (p. 64). Une
vieille femme préposée à la décollation des poulets l’a
menacé : « D’ailleurs elle l’a dit, entre ses chicots
et le crachouillis des sucs d’amertume et malédiction mêlés à
du reste de macération galette de blé noir et saucisson paysan :
elle va te couper tout ce qui dépasse. Oreille en pointe, engeance
de Satan ! Taille la serpe : la fourche au pied, biquet du
démon ! Et (last but not least) : à l’opinel, clac la
quéquette. Je va t’la couper. Elle la coupe. Elle l’a coupée.
Aïe, ça fait super mal. » (p. 67). La même scène
traumatisante, clairement interprétée comme une punition, se répète
plus loin : « Elle l’a dit, oh oui, entre ses chicots :
je coupe. Quoi ? Quéquette. Je scie quoi ? Zizi. Je
décupule quoi ? Gland, mais pas de chêne. Je fais goutter
quoi ? Sang de robinet par voie caverneuse. À qui ? À
toi. Pourquoi ? Pour quel chef ? Le motif ? Ça
punissait quoi ? » (p. 115). On sait que la jambe est un
des innombrables symboles phalliques : « Un pied là-dedans
[la vie] et c’est toute la jambe qui douille aux mâchoires du
piège pour la vie. » (p. 101). Le grand-père de Chino a eu la
jambe arrachée à la guerre de 14 (p. 478) : « On la lui
a coupée, la patte, pour frustrer la Chose de pitance. » (p.
175). Les aventures du jeune Perrigault auprès de « Denise la
Dingue » (p. 294), qui aguiche les mâles en se montrant
dévêtue à sa fenêtre, sont narrées, sur un mode facétieux, dans
« Le lai de l’enflé » (p. 295). La timidité empêche le jeune homme de répondre aux
avances de la dame, mais voici que la « féerie »
prend malignement le relais : « Lors
la fée saisit le couteau : / Schlac elle a coupé l’asticot /
Qu’à force de le faire enfler / Eut le puceau débraguetté / Et
que fit alors la sorcière ? / Elle mangea ce vers de terre / En
sauce avec petits oignons / Pour épicer le miroton. »
(p. 297). La tonalité change, mais l’obsession demeure.
3.4
Le monde réel de la materia-mater
Dans Les Enfances Chino
du matérialiste absolu Christian Prigent, la nature est perçue
comme un « magma » (p. 325) élémentaire, un limon
pâteux, le berceau primitif de la boue, gisement de toute vie.
L’époque où l’homme fut Adam, fils de la terre ? « C’était
le bon temps, l’époque du limon » (p. 89). La libellule est
« l’amante du limon » (p. 252). La ronde potentielle et
gourmande des filles de son quartier autour de lui inspire à Chino,
momentanément débarrassé de sa « [c]onscience aigre »,
cet « oiseau de malheur »
(p. 132), le sentiment exquis, euphorique, de son appartenance au
« Grand-Tout » :
Elles
te sourient toutes, gredin de leur cœur. Leur bouche à jamais sera
non amère. Leur respiration : haleine de toutes fleurs, âme
des essences, alcool du Grand-Tout. Elle est distillée par cet
alambic qu’un dieu qui t’adore fait chauffer pour toi dans des
tortillons en son Paradis pour zéro rotin. Et ces haleines vont à
l’unisson émouvoir ta chair avec ce que souffle derrière tes
oreilles le bois langoureux qui susurre qu’il t’aime en tant
qu’envoyé plénipotentiaire de Nature ta mère pour que tu te
saches béni et comblé de ses bontés (p. 131).
Nature
mère, éden – mais il a son versant infernal, car « la
matière est superbe de stupidité » (p. 324), elle est
« l’immonde matière » (p. 379) – de la matière,
déclinée en matières, omniprésentes dans le livre. Nature,
« toutes les matières grouillantes d’atomes avec elles-mêmes
sans cesse à jamais brouillées puis rabibochées » (p. 384).
Le marécage (revoilà le limon) est « alcool des matières,
essence de la terre, onction de nature, il transpire tranquille ses
confusions à travers les chairs baignées à son bain d’huile
d’acquiescement à tout qui existe » (p. 251). Le narrateur
s’adresse à Chino : « Tu fus chair qui plut d’une
chair sanglante vociférante. Tu es chair qui pleut et sans cesse
pleuvra. […] Gigote, fils de Matière ! » (p. 149). Plus
généralement : « Des matières nulles s’extirpe
l’être. » (p. 288). Le vers de terre offre l’exemple
heureux d’un « full contact » (p. 289) avec la terre,
sans « rien pour le pensé » : « Si ça se
confie des choses à l’oreille, c’est pas du gnangnan de jus de
madrigal. C’est du coulis, de la crème de glaire, rien que du bon
suc de matière sans commentaire. » (id.).
Aussi, « [s]i on a du goût, c’est pour la matière en tant
qu’élémentaire. » (p. 303). D’une bouse de vache, riche
gâteau matériel : « En ces puits de pure matière gît
la vérité en tant que cachée. » (p. 371).
La
nature est prise dans le mouvement universel. Tel est le cas, entre
autres, du chemin que suit Chino : « Ainsi, donc, la
sente. On la nomme ainsi pour qu’on sente qu’elle sent dans son
mouvement bouger en micro le motus macro de l’infiniment grand. […]
Et si elle remue, sinue, virevolte, qui ne virevolte, sinue et remue
des réalités prises en général au moins autant qu’elle ? »
(p. 78). Un très beau passage intitulé « intermède lustral »
(p. 270), d’un étrange mais puissant lyrisme, célèbre
l’écoulement général des eaux, sources, ruisseaux, fleuves,
jusqu’à la mer qui « baptise et récure. C’est une maman
énergique du gant de crin de toilette » (p. 272).
L’enfant
est animé d’un désir intense de faire corps avec ce tout
indifférencié, en un élan animal bienheureux. Le narrateur,
lyrique, l’invite à des noces sensuelles avec « la Terre » :
Pense
rien qu’à la plante du pied que t’as déchaussé : elle
apprécie le velours de la mousse en bosse au pied de l’ormeau.
Pense à ton envie de poser le cul dans l’herbette, voire d’en
brouter un brin pour goûter le jus. Ta fesse frémit parce que ça
la chatouille, l’herbage, dans le trou palpitant sensible quand on
l’assoit dessus toute nue. Et l’orteil en bas frétille car il
aime sentir glisser entre lui et son voisin orteil aussi la douce
argile humectée de rosée. La boue amicale en guise de chaussette,
c’est ça qui est bon, nom de nom. On s’en tartinerait jusqu’en
haut des cuisses et même plus haut si on se laissait aller à se
déculotter. Et sur la lancée, voici que le gland rosit de
satisfaction à déclore son rond des peaux chiffonnées et s’éveille
à la vie active en se frottant comme par distraction au tronc d’un
hêtre hospitalier. Sens comme lui et sa tige sacrément sentent le
désir de pénétrer la Terre ! Et combien la Terre sous ton
arrosoir jouira de l’hymen car ta pluie sera un baiser de rosée
sur elle (pp. 128-129).
Corollaire :
il a, l’enfant, le privilège d’encore pouvoir goûter aux
délices innocentes des amours enfantines, en un paradis bientôt
perdu. Ses expériences avec les fillettes sont pleines de charme.
Chino, avide d’offrir à son doigt toutes sortes de « tiédeurs
bonnes à toucher », pense au « fendu de la petite fille
qui passa par là ou qui passera en culotte pilou sous jupon vichy
avec le sent-bon du Mont-Saint-Michel en nimbe autour d’elle après
les rubans et a voulu bien ou voudra sûrement derrière un roncier
qu’un doigt sympathique aille goûter le cidre qu’elle a comme
humeur à cet endroit-ci mignon comme minou c’est pas du pipi mais
presque c’est un coulis exquis » (pp. 129-130). De là le mot
d’ordre pas bien catholique : « À bas, la culotte »
(p. 131). Et rien n’égale, dans « rêverie au bois d’amour »
(p. 245), la ravissante fraîcheur de l’aventure, délicate et
délurée, de Chino et d’une fillette se découvrant l’un
l’autre, nus, émerveillés, entre les arbres et sur l’humus
d’une forêt (pp. 246-251).
Cependant,
ces noces avec le monde maternel, si elles devaient s’accomplir, se
solderaient par la mort de l’individu, fondu qu’il se trouverait
dans l’indifférencié – duquel il participe par sa chair propre,
« [l]’indifférencié énervé qui douille » (p. 148)
–, happé par le tout, l’éden se creusant alors en gouffre.
« […] male heure arrive toujours à propos. Savoir ça
écharpe. T’es tout déchiré. Tu périclites dans ta culotte. Tu
fonds. Tu tournes flaque. Clapote et dessèche bientôt marigot :
la terre te pompera. De toi elle a soif. Tu vas finir bu » (p.
66). Le sommeil donne un avant-goût de cette fatale dévoration par
retour à la mer(e) : « Sommeil est profond, ouais ouais.
Sommeil, singe de la mort.
Mais aux profondeurs, ça s’agite, ça grouille. C’est le petit
peuple vorace des vases, il pue la marée, il est riche en dents,
piquants, dards venin. On dit rêve. C’est marche ou crève. Ou
même marche et crève. Crève donc, charogne ! » (p.
146). La représentation de la vie matérielle grouillante, domaine
de « l’infiniment petit qui ronge », est
particulièrement saisissante dans le passage suivant : « Comme
vue : ras la botanique. En microscopé : la vie du minus
parmi le minable. Gros plan sur l’infiniment petit qui ronge. Du
qui inocule et du qui dévore. Vermitruc qui fugue car le poids
d’humain lui rabiota le territoire. Bestiole vaque aux affaires de
bestiau son père. Mandibule attente à bestiolicule [etc.] »
(p. 223). Ce grouillement inquiétant de la vie élémentaire anonyme
fait de la nature un espace de mort pour l’individu.
On
peut ainsi relever, dans les pages de ce livre, la formule multiple
d’une hantise de la mort, par quoi toute existence distincte est
absorbée dans le néant. Ainsi du lamento sur les amis d’enfance
aujourd’hui disparus : « Anges que la faiseuse camarde a
piqués à l’aiguille à tricoter dans la viande de vie, anges
qu’elle effaça d’un coup de compresse sur les photos en rang
d’il y a peu prises sous un préau » (p. 468). « Ainsi
vont les humains en tas aux charniers » (p. 475). La mort rend
l’humain au trou primordial. D’un cercueil garni : « Si
ça fume autour […][c]’est ce qui sortit par le trou qu’il eut
au départ en haut dans la tête,
le corps mis en bière, et qu’a réouvert pour boucler la boucle le
trépassement » (p. 170).
Aussi
bien le monde, au bout du compte, est-il un « trou », il
est le trou par excellence. Tel est le réel : lieu de
l’informe, de la perte des formes, de la volatilisation du sens
humain, trop humain. « C’est comme le trou noir où y a rien
dedans. Ou tout, va savoir » (p. 170).
Chino
monte le sentier. Le narrateur explique alors que la progression
linéaire de Chino, telle qu’elle se laisse « résume[r] en
ligne » (p. 73), n’a rien à voir avec la réalité de son
environnement, lequel, dans sa vérité nécessairement floue, déborde tous les cadres, excède et disqualifie les définitions,
son « [c]ouvercle virtuel » étant d’ailleurs « la
cacophonie des sphères » (id.) :
En
gros : tout creuse, à force de trop, du trou vissé double tour
(o + o = ∞) sur énormément d’indécision. Le tour du trou (>
∞) de tout (= ∞) se poursuit tout autour de soi (< ∞ ?)
en cube indécis question volumétrie. Ce cube de trop et de trou en
même temps, nommons-le l’étant,
carrément : on barbote dedans. Et si vie il y a, vie mue, émue
et matérialisée en densité, vie en vrai de vrai, c’est dans
l’effet flou que font les textures complexes qui ondulent et se
cassent la gueule en chœur dans ces trous que j’ai dit [sic]
pour dire qu’à peine on peut les dire » (pp. 73-74, souligné
par l’auteur).
On
conclut donc à une profonde ambivalence de la Nature-Mère, et du
rapport de l’humain à cette Nature. Chino est déchiré entre un
mouvement d’abandon aux noces avec la materia-mater et
l’angoisse que lui inspirent la castration et la mort.
Et
c’est là, précisément là, qu’intervient l’écriture. Elle a
pour objectif, ou mieux pour raison d’être, de donner forme et
sens à l’informe en ouvrant des brèches dans la langue et le sens
institués, en les trouant de toutes parts pour les forcer à
s’ouvrir sur leur innommable « dehors » (p. 74), de
façon à ce que puissent onduler sensuellement, proliférer
rythmiquement, dans ce trou fait au tissu des mots qui vient mimer le réel comme trou,
des « textures complexes », afin que quelque chose
d’équivalent-réel se produise dans le symbolique. L’enjeu est
en somme d’inverser la bouche d’ombre,
« la gueule répugnante de la mort »
qui vous engloutit, en l’organe d’émission d’un réel bis, où
l’on puisse s’abandonner au désir sans encore mourir. Christian
Prigent s’en est parfaitement expliqué : « J’appelle
“poésie” la symbolisation paradoxale d’un trou. Ce trou, je le
nomme “réel”. Réel s’entend ici au sens lacanien : ce
qui commence “là où le sens s’arrête”. »
Poésie, pour lui, « cette danse réglée des signifiants pour
faire un peu bouger, jouer et béer la prison symbolique, et faire
surgir phénoménalement un “monde” ».
4.
Dépassement de l’ambivalence du rapport au Réel dans et par
l’écriture
4.1
Une poétique de la « forme informe »
L’écriture
de Christian Prigent s’efforce, on l’a compris, d’être à
l’intersection du réel et du symbolique, de la matière aveugle et
de la langue, du corps et de l’esprit : de l’informe et des
formes. Elle s’invente et se travaille au plus près de « la
forme difforme de l’informe ».
Elle tente de recoller aux choses, au magma amorphe des choses,
prenant ainsi sa revanche sur l’effet fatal du langage : « […]
quand on s’est coupé des choses en parlant ».
Elle joue constamment la carte du rabaissement, du trivial – dans
la lignée de Rabelais et de Céline –, mise sur toutes les formes
de décalage, escompte un effet de vérité – de réel – du recours au bougé, au flou, fuyant comme la peste la netteté
abstraite du trop défini :
La
masse patouillée de points pure palette fabrique la nuance dans le
rassemblé de distanciation. La nuance, c’est bien : ça
produit le vrai. Il gît au secret dans les demi-teintes voire c’est
qu’un gris juste un peu aggravé parmi d’autres gris et hop :
les figures de la vie, la juste impression. Car l’impression juste
comprend l’impression qu’on n’imprime rien de figure exacte si
manque le flou qu’on sent comme effet principal du tout : elle
transpire en bougé zombique derrière le foutoir » (p. 253).
Mais
en même temps cette écriture donne forme à l’informe, faisant
peu ou prou entrer l’insensé du purement mouvant, du strict anonyme, du qui n’a ni queue ni tête,
dans le système organisé de la langue – qu’elle désorganise,
simultanément, ventre à terre.
Il n’en reste pas moins qu’elle fait accéder « la mollesse
ignoble sous-jacente »
à quelque chose comme la consistance et la cohérence de l’être.
Car : « La matière s’emmerde si par la parole l’homme
ne la dote pas d’une raison d’être » (p. 373). Et l’auteur
de proposer un véritable mythe de cette entrée du monde dans le
langage :
Le
monde naît : il nous attendait. Il n’attendait même que nous
pour former des choses chacune adéquate à son étiquette dans tous
ces patouillis de lointains indistincts. Il s’accouche soi-même
après les fouillis. Il quitte la neige, le voici qui est. Son être
pour nous déplie en images juste après la ponte et figement en sang
de solidification. Ainsi s’extrait l’être de l’étant, chaque
doué d’un nom. (p. 253).
Forme
informe, donc. Le rythme systématiquement imprimé aux phrases :
des pentasyllabes à répétition, participe pleinement de cette
tension d’entre-deux, dans la mesure où il est à la fois la trace
d’une pulsion dynamique, d’un battement physique,
et la forme d’une scansion qui, procédant d’un moule musical,
imprime au corps du texte, palpitant comme une viande, une
discipline, ou pour mieux dire une tenue
– un peu aussi comme quand on dit : tenir la tête hors de
l’eau. Juste un exemple, avec toujours apocopes ad libitum :
« Voilà qui rassure [5]. Répit. Ronron doux [5]. Pas
longtemps [3]. Le dormeur gob(e) les mouches [6]. Bouche du poisson
[5] trouv(e) l’air dégoûtant [5] ou parcimonieux [5]. Cet air est
refrain [5], la geinte a repris [5]. Croire au bien, croire au
mal [6] : hésite [2]. Crois plutôt au mal [5] : au moins,
quand on grince [5] en anticipé [5], on n’est pas surpris [5] par
le défaut d’huile [5]. [etc.] » (p. 159).
Il
faut donc à l’écrivain retremper son écriture à cette
dialectique de l’informe et des formes, dont il rend du reste
lumineusement compte.
Reprenant
à son compte la théorie épicurienne du clinamen,
le narrateur, dans un développement intitulé « aparté physique avec conséquences rhétoriques »
(p. 74), médite ainsi : « Les atomes dévient, autrement
dit, amen. Tout décline, dévale. L’ion et l’électron, l’étron
de l’électron et la peau de l’ion, ça progresse en crabe. Tout
s’ouvre, tout bée. Tout vaporise et dégouline. Tout est obscène.
Tout est trop. C’est plein partout, ça grouille, ça profuse.
Ainsi pullule la molécule » (pp. 74-75). Christian Prigent met
ici presque littéralement ses pas dans ceux du Jean-Paul Sartre de La Nausée,
enregistrant le débordement informe, monstrueux et obscène de
l’existence – ce qui est « de trop », le répugnant
« bourgeonnement universel » qui
se découvre quand « [l]es choses se sont délivrées de leurs
noms »,
provoquant « l’écroulement du monde humain »
: « […] la diversité des choses, leur individualité n’était
qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des
masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une
effrayante et obscène nudité. »
Aussi
le Réel fait-il voler en éclats les pauvres représentations
anémiées, trop définies, trop dessinées, délimitées, dans lesquelles on croit pouvoir
l’enfermer et le tenir en respect, en lui conférant figure humaine.
Car le Réel en vérité offre à qui sait voir « [l]a triste
figure de l’infiguré. Ou même l’épouvantable de l’infigurable.
Aucun dessin qu’on identifie bien » (p. 75).
C’est
alors que le narrateur enchaîne avec ce qu’on peut considérer
comme une définition en abyme de la poétique propre de l’écrivain,
ou plutôt des difficultés très grandes auxquelles elle doit faire
face pour se constituer comme telle :
Et
c’est pire pour toi, petite phrase qui goinfre à ces picotins
surdimensionnés. Pour vider l’assiette et pas faire de restes :
courage l’estomac. Service accumule, plats défilent : bon
appétit. Va falloir te tortiller le gosier du phrasé. Marche vite,
cavale : il est à tes basques, bien plus que les Vieilles, le
monde hyperoxygéné, épais et dérapant dénommé dehors. Et je ne
dis rien, façon de parler, de l’immonde dedans : c’est
pire, il trépigne. Rattrape comme tu peux ce qui fuit de tout
inexorablement vers tout. Colle ça à ta poche mais sans asphyxier
la fuite sous bâillon. Pas du gâteau, comme boulot. Faire courant
continu avec l’évidemment discontinu : pas nanan non plus.
Fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui
s’obstine à délier tout lien : bon courage. Faut ruser,
calcule. Ton job, c’est métreur du démesuré, comptable de
l’immense. Anime, et enjambe. Fugue à ta façon. Radote le motif
avec les variantes. Crapahute grands pas, tantôt petits pas, sur ce
sol qui bouge, gadoues, embrouille des dédales, le sentier peu sûr.
Et perds connaissance souvent avec lui perdu aux taillis (oh !)
dans les forêts (ah !) du sens (ô, mon Dieu !) (p. 76).
Comment
« [c]olle[r] » à « ce qui fuit de tout
inexorablement vers tout » sans le dénaturer, « sans
asphyxier la fuite sous bâillon » ? Comment « [f]aire
courant continu avec l’évidemment discontinu », ou encore
« [f]ixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier
ce qui s’obstine à délier tout lien » ? Il
s’agit que le continuum de facto du tissu textuel soit
suffisamment décousu pour rester perméable à son dehors le réel, que les dispositifs de
cohérence sur tous les plans du discours – syntaxe, vocabulaire
(par le recours à l’argot, au breton, aux néologismes, aux
ruptures de niveau de langue : à la langue basse), images, rythme –
soient systématiquement et allègrement déconstruits, pour que
quelque chose de l’informe passe dans le texte.
Et
c’est bien ce qui se produit, et fait la pleine réussite du livre
– dont la lecture ne saurait donc être, et en effet n’est pas,
de tout repos.
Parmi
les réussites les plus frappantes, on mentionnera notamment la
virtuosité dans l’écriture des couleurs, virtuosité qui tient au
souci aigu de « la nuance »
(p. 253), laquelle ménage sa place au flou, à l’indécis, au
tremblé :
Situation :
approche de fin d’après-midi (cuivre mordoré). Quatre
mousquetaires (ton local variable) assis dans l’herbe (pois cassé,
traces haricot vert). Creux de val (parti céladon, parti bouteille)
déposé en bas dans la boue (cachou brut). Le ru coule (gris ficelle
+ vif-argent) toujours vers le même aval (cobalt délavé, beige
bouillie d’avoine) et le temps sans bords dépasse partout l’espace
mal fini fondu en grisaille (parme et glaire tapioca) où les deux se
bavent l’un dans l’autre et réciproquement. Coup d’œil au
parage, versant d’en face. Tiens, dit Chino, le corbillard !
Qui
en effet progresse là-bas en cordon ondé (suie, noir mat) au flanc
du coteau (paille ocellée de traces de brûlis sur champ prasin
de foin coupé) derrière les deux chevaux (tulipe noir brillant)
vers où nul ne sait où quiconque finit (pâlichon plâtre) en vrai
(eau de puits) ? C’est la funéraille de Chino Le Floc’h,
fait entre ses dents Fanch qui pique du nez (pp. 437-438).
et
dans l’écriture des sons, où triomphe la synesthésie des correspondances :
« Le murmure du gravier n’est pas de ceux qui vont au cerveau
bêtement par des tubes d’ouïes. Son son est blanc, craquelé
papier d’alu, frissonné carton, feutré quoique niellé de crissé,
mi-neige verglacée, mi-sucre glacé neigé sur plaque à meringue.
Il monte directement des plantes de pied au cerveau via
des circuits connus de lui seul et du neurologue » (p. 450).
4.
2 Subversion des formes
Soucieuse
toujours de ne pas trahir le réel, l’écriture des Enfances Chino
est logiquement conduite à déjouer et à contester en les
parodiant, en les surjouant, les formes littéraires canoniques, les
genres institués : « scène(s) de genre » (pp. 25,
457), « interlude pieux » (p. 81), « opérette »
(p. 94), « églogue » (p. 128), « intermède musical » (p. 162), « au
théâtre, ce soir »
(p. 176), « lai »
(pp. 295, 495), « ballet » (p. 313), « fable »
(p. 335), roman-photo (« Les Perles de l’amour »,
p. 387).
Mais,
globalement, c’est le genre de l’épopée qui se trouve parodié,
ou même carnavalisé, dans ce récit. Les nombreux catalogues –
listes, énumérations, inventaires – présents dans le texte, à
la manière homérique, comme le fameux catalogue des vaisseaux au
début de l’Iliade,
contribuent à le rattacher au genre de l’épopée. Le mot même de
« catalogue » y figure deux fois (pp. 82, 171). On relève
ainsi la liste des noms – facétieux – dont pourrait être
affublé le saint boiteux dont la statuette est placée dans un des
oratoires qui jalonnent le parcours de Chino. Cette liste est
intitulée, pince-sans-rire, « questions d’hagiographie »
(p. 80) : « Saint-Clopin ? Clopant ? Clopinant ?
Cloche ? Clochard ? Clodo Prince de la Mouise ? Claude
du Jura ? Cloud XCII (92), pape ? Clodoric le Vandale ?
Saint Raccourcy du Bon-Secours ? Saint Accroupi de la Lunette ?
Saint Roch au Mollet percé ? Saint Z le Tortueux ? Saint
Élastique le Contorsionné ? [etc.] » (id.).
Mentionnons encore la « liste des fautifs »
(p. 118) et celle des « femmes perdues »
(p. 120). Et l’inventaire, négatif, des causes de la fumée (p.
255). Ou l’énumération, à la Rabelais – à qui il est fait
allusion : « Messer Gaster : ouf ouf » (p. 285)
– des plaisants attributs d’un groupe de fillettes rencontré par
Chino et ses copains : « Rubans, les dentelles, ris, les
trilles, émois de duvets, plumeaux queues-de-cheval, crépinettes en
nattes, hihi, haha & hoho, tire-bouchons chaussettes, chiffonnés
vichy, dorémifasol, nylons courts, popeline gracieuse, mousseline de
ciel, [etc.] » (id.).
Liste encore des tortures infligées à des animaux (p. 301) et des
utilisations calamiteuses de l’urine (p. 306).
Ces
catalogues ont, semble-t-il, deux fonctions distinctes mais
complémentaires. D’une part, ils produisent un effet de
prolifération, de grouillement, de débordement, qui vient singer
cette propriété majeure du réel et contribue ainsi à faire du
texte qui y recourt un réel bis, une seconde nature.
D’autre part, ils entreprennent d’épuiser la série des formes
disponibles, des formes cataloguées,
de la représentation – inventaire avant liquidation – pour
atteindre, par ce procédé de table rase par surcharge
autodestructrice, au réel de la chose.
En
d’autres termes, ici comme ailleurs, l’objectif est de se
réapproprier son rapport propre au réel et à soi, dans une
écriture cathartique du signifiant roi qui balaie les formes
parasites et s’incorpore le dynamisme d’une matière-mère en
travail, pour s’y retremper en un bain quasi amniotique.
4.3
Adhérer à soi
Le
refus farouche des moules culturels, des ornières de la
représentation, des stéréotypes de l’expression, va de pair avec
la volonté de ne pas se laisser voler son identité propre ni
imposer une identité prise dans la comédie sociale. Une aspiration
à adhérer à soi imprègne tout du long le récit et oriente le parcours de Chino. Tel
est l’encouragement que le narrateur prodigue à son personnage :
Tout
rime, tu vois bien : écho et unisson. Ou ça va rimer : tu
vas adhérer à tout et à toi-même. Et taquineries, lazzis, les
asticotages de mesquineries, l’abeille pointilleuse et l’aigu
frelon, les commères en chœur à vouloir laver de force ta
conscience et ton petit linge, l’œil du dieu vengeur ou de père
et mère en foudre au zénith, récriminations en gros et détails et
le cailloutis du remblai qui blesse par remémoré de culpabilités :
fini, oublié, l’éponge passe dessus, compteurs à zéro (p. 47 ;
voir aussi p. 83).
Ou
que, nouveau Rimbaud, Chino s’adresse à lui-même : « Suis
pas de ce monde. La vraie vie : ailleurs. Taille la route, Bibi.
Accède à plus loin. Plus loin en gros, c’est bien. […] Moi, je
file. Boucle-la, vie nulle, vie d’ici sur place, vie d’avant, vie
fil à la patte, vie au pneu qui colle au bitume du trou » (pp.
57-58). Car : « Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. »
Il
s’agit de n’être pas « volé de soi-même » (p.
76) dans un monde où votre vie vous est dérobée par les
trompe-l’œil, les mirages, les leurres qu’on vous en propose
pour mieux vous aliéner en
vous assujettissant au règne de la marchandise :
Ces
panneaux dits “monde”, ce n’est pas le monde que tu vois dessus
mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie. La vie
et le monde en ostentation à vendre à quiconque leur sera vendu. Le
monde et la vie avec adjonction d’acide alléchant pour surexciter
les petits besoins. La vie et le monde en version qui tente chacun et
son père et toutes leurs papilles. Le monde et la vie enfants
d’Uniforme et de Servitude. Car en vérité, dis-le-toi sans cesse
et répands de même en toi cette vérité : ce décor est là
et va savoir qui te le fabriqua pour que s’y épingle comme
chouette morte ta vie à des vues pareilles que partout où plus rien
de toi ne t’apparaissait ni t’apparaîtra tel que tu te sens
exact en vécu (p. 77).
L’objectif
de la quête initiatique que constitue le parcours de Chino serait
justement cette adhésion à soi, cette coïncidence finale avec soi,
qui implique que, fuyant les pièges de l’embrigadement social, on
reste fidèle à son statut de « fils de Matière » (p.
149). Tel est le sens de l’exhortation que le « saint de
bois » (p. 307) adresse aux « Infants » (id.)
exposés à perdre bientôt leur innocence :
«
[…] Vous ne vivez pas dans des histoires. Vous vivez dans des
matières travaillées de nerfs, tantôt compactes et crispées,
tantôt abandonnées effilochées. […] Vous n’avez comme corps
que l’éclaboussure de toutes les couleurs de vos sensations. Vous
grillez sans cesse sur votre propre gril. Vous n’existez pas en
catégories, mais dans des fusions de tout et de rien. […] Vous
pissez toutes sortes de liquides fuyards pour vous évacuer le mal du
dedans. Vous êtes les héros de l’instant zéro : respect, on
bénit.
[…]
aimez vos émois ! Confessez Indécision et Confusion ! Ne
videz pas de vous la viande compliquée ! Gare au simplifié
super bien dessiné des futurs dégâts ! Croissez en vous-mêmes
et multipliez vos chances d’être vous sans vous découper trop
vite un costume pour faire votre tour de piste sur les planches avec
le dossard d’encarté social ou le matricule d’importation tatoué
sur les fesses ! » (pp. 307-310).
*
Au
total, on dira que ce roman peut se lire comme une paradoxale épopée.
|
Laurent Fourcaut |
Paradoxale,
car « Chino le héros » (pp. 15, 29, 78), appelé aussi,
par dérision, « notre héros » (pp. 46, 51, 90, 140),
n’est qu’un « préadolescent » (p. 82) indécis
et craintif, en quête… de lui-même. Il est d’ailleurs qualifié
de « menu héros » (p. 492). Ses « [e]xploits »
(p. 305), à lui et à ses camarades, sont du reste des exploits à
rebours, des prouesses négatives, puisqu’ils se laissent ramener à
la « liste des forfaits, embrouilles, cochoncetés, foutage de
merde, saccages, la grande et petite démolition » (
id.).
Les Enfances Chino
est en somme une épopée inverse, puisque de bout en bout elle se
livre à une promotion transgressive du bas, à une célébration
éperdue des matières, à l’affirmation victorieuse du
grouillement infini de la vie, dans et par leur importation
scandaleuse et effrénée dans la langue. En dernière analyse, ce
roman se laisse définir comme une épopée dont l’écriture serait
l’héroïne, l’écriture du Réel.