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jeudi 4 janvier 2018

Christian Prigent : Paul Otchakovsky-Laurens (1944-2018)

Paul Otchakovsky-Laurens avec Christian Prigent en 2013
Paul Otchakovsky-Laurens a récemment consacré à la passion de toute sa vie un film intitulé Editeur. Une poupée à échelle humaine l'y représente enfant et dédouble la présence à l'écran de l'adulte Otchakovsky-Laurens. Elle hante son parcours comme l'Ange gardien, le Démon de Socrate, voire l'oiseau fidèle perché sur l'épaule de Long John Silver dans L'Île au trésor.

Depuis trente ans j'ai dans mon dos, quand j'écris, un démon amical, sévère et attentif : le regard d'oiseau de Paul est posé sur mes feuillets. Je n'écris rien qui n'en tienne compte et n'espère être à la hauteur de son exigence. Je n'ai rien publié qui n'ait été formé par cette sorte de dialogue silencieux et qui n'ait d'abord été adressé à lui, Paul.

Paul Otchakovsky-Laurens était le meilleur des éditeurs. Son catalogue le prouve. On le sait. On le saura, dans la durée, de mieux en mieux. Georges Pérec, Claude Ollier, Bernard Noël, Hubert Lucot, Valère Novarina, Olivier Cadiot, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Charles Pennequin (je cite ceux dont je me sens le plus proche — je pourrais en mentionner d'autres, moins proches, mais respectés, parfois admirés) : c'est une bibliothèque, d'ores et déjà patrimoniale.

Il fallait, pour la constituer, beaucoup de clairvoyance, de générosité, de sens d'une modernité capable de se tenir à la hauteur des panthéons anciens. Il fallait du courage, aussi, pour assumer des choix souvent difficiles et résister à la pusillanimité académique du milieu littéraire, à la paresse de la critique, à l'opacité de tel ou tel silence (sur des livres aimés, choisis et passionnément publiés), à la pression des contraintes économiques.

La diversité du catalogue P.O.L ne relève pas d'un éclectisme. Mais de la disponibilité de son maître d'œuvre : attention fraîche, alerte sensible (capable à l'occasion de franchir les limites du goût spontané), sens aigu de ce qui apparaît dans l'imprévu des différences et le mouvement des inventions. Ce dont Paul était convaincu, c'est qu'être un écrivain, c'est travailler la langue pour y former une justesse sensible qui fera sens. Et que cette justesse s'incarne dans une forme stylistique singulière — quoi que cette forme traite comme matériau et quelle que soit l'histoire ou la pensée qui s'y incarne. Enseveli derrière les piles de manuscrits qui occupaient son petit bureau de la rue Saint-André-des-Arts, Paul guettait ce surgissement. Le plus souvent déçu, certes. Mais jamais lassé, toujours capable d'enthousiasme. Et joyeux, si l'emportait cet enthousiasme, de le faire partager.

Ceux que POL a publiés savent quel éditeur il était, et quelle personne. Pas seulement parce qu'ils ont été élus par lui. Mais parce qu'ils ont éprouvé son écoute, sa ferveur amicale. Et joui de cette amitié. Une amitié non répandue, non triviale. Toute d'impeccable courtoisie, de pudeur raffinée, d'attention sans faille, de curiosité pour le travail de l'autre. A chacun de ses auteurs, il savait donner la sensation d'être par lui électivement aimé, soutenu et admiré.

Il disait ne pas vouloir choisir que des livres, mais s'engager sur des œuvres. Et le faisait, avec une fidélité inébranlable, même si moins convaincu par tel ou tel ouvrage, parce que son expérience (et sa modestie) lui faisait penser qu'au bout du compte c'est l'écrivain qui a toujours raison (de faire ce qu'il fait, de poursuivre). Il savait même convaincre tel ou tel d'avancer, contre son propre désespoir, ses doutes, ses pannes. Je me souviens d'un déjeuner avec lui, alors que j'étais dans une misérable phase de dépression post partum après la parution de Commencement (1989). Son invitation à démarrer un nouveau livre. Et l'intuition magnifique qu'il fallait me lancer sur autre chose, ne pas me laisser m'enliser dans la répétition de l'impossible même. Sa formule, mine de rien, entre poire et fromage : « si vous me faisiez un essai ? ». Cela suffit pour convertir la mélancolie en angoisse et, une fois l'angoisse traversée, amorcer la composition de ce qui donna, peu après, Ceux qui merdRent.

Voilà qui suffit, pour aujourd'hui. Il faut se donner au deuil, au silence. Se retourner sur des souvenirs. Méditer à quel point Paul Otchakovsky-Laurens est irremplaçable. C'est peu de dire, on ne le dit que la gorge serrée, qu'il va manquer, que sa disparition est un désastre. On (tous ceux pour qui compte la vitalité inventive de la littérature) n'a pas fini de mesurer l'ampleur catastrophique de cette perte.

lundi 18 mai 2015

[Actualité] Le désir de littérature, en somme

Vendredi 22 mai à 20H, Maison de la Poésie, "Le désir de littérature, en somme" (157, rue Saint-Martin 75003 Paris) : Christian Prigent avec Bruno Fern, Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel. Dix mois après le colloque international de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er sa langue" – et trois livres publiés de l’auteur (dont un avec B. Fern et T. Garnier) -, à l’invitation de nos amis de Remue.net, cette rencontre autour de l’écrivain – dont les lectures ponctueront le débat – vise à débattre/échanger sur quelques questions essentielles, à esquisser quelques mises au point et perspectives.
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif L’Illisibilité en questions (Bénédicte Gorrillot et Alain Lescart dir., éditions du Septentrion, 2014), "Du sens de l’absence de sens", Christian Prigent opère ainsi la distinction entre le discours philosophique et le discours littéraire :
« L’expérience du sens, on ne la fait pas directement face à la vie qu’on mène mais face aux discours qui nous disent quelque chose de cette vie. Je perçois du sens quand je lis un ouvrage de philosophie, un essai savant, une analyse politique. Et quand je perçois ce sens je perçois généralement aussi ce que son bâti rationnel et la positivité des énoncés qui le construisent ont de décevant. Au moment même où je saisis son sens, je perçois l’inadéquation de ce sens à la façon dont le monde, moi, singulièrement, m’affecte. Autrement dit : la lisibilité du propos me le fait, dans une large mesure, éprouver comme du parler "faux". Et cette épreuve est même sans doute ce qui fait lever en moi le désir d’un autre mode d’approche de la vérité, d’une autre posture d’énonciation, d’un autre traitement des moyens d’expression : le désir de littérature, en somme. »
Une vingtaine d’années après Ceux qui merdRent et Une erreur de la nature, qui dressaient déjà un constat alarmant sur l’état d’un espace social et d’un champ littéraire régis par les sommations de clarté/transparence/lisibilité (comment s’étonner alors de la démission de certains qui écrivaient ?), qu’en est-il de ce désir de littérature ?
Pour Christian Prigent, la réalité n’est pas bandante, toujours recouverte d’oripeaux économiques, médiatiques, politiques ou artistiques, toujours occultée par des paravents idéologiques et culturels : écrire ne peut avoir trait à Éros qu’en déchirant les voiles, en biaisant les discours écrans. Le poète, qu’il écrive en vers ou en prose, est un emmerdReur qui en a marre de positiver avec les pensées-Carrefour et qui rompt donc les amarres avec le monde tel qu’il paraît, brise les -ismes, s’éloigne des isthmes qui le rattachent au plancher du terre à terre. Non pour embarquer vers l’Éther, mais pour viser l’inatteignable point zéro du réel : trouer les chromos, faire déraper les signifiants et les signifiés, et ainsi nous faire jouer/jouir de la langue et ses monstres
Quels sont les monstres de la langue ? Qu’est-ce qui la rend monstrueuse ? Eros, Thanatos… l’impossible, l’innommable, la Chose, le Ça, la folie, le Rien, l’im-monde, le corps, l’âme, le Carnaval, la patmo…
Est monstrueuse toute langue qui excède la Langue, la débonde sans abonder dans son sens ; toute langue dans laquelle le "réel" vient trouer la "réalité", la dé-naturer.

Le poète Bruno Fern, qui a été marqué par son professeur Jude Stéfan, participera au débat et lira quelques-uns de ses textes. L’auteur de Reverbs (Nous, 2014) et du Petit Test (Sitaudis, 2015) – dans lesquels il retraite des matériaux discursifs en se fixant des contraintes, qu’il nomme "machines à fabriquer des grains de sable" – se retrouve dans la conception prigentienne de l’illisibilité : dès lors qu’on s’efforce d’écrire – au sens fort du terme -, s’impose "la fatalité de l’obscurité".

À méditer :
« Nul n'écrit non plus sans que ses lectures n'aient avivé cette perception d'un écart entre ¨réalité¨ et ¨réel¨. Ceux que requiert le travail d'écriture traversent un matériau symbolique accumulé dans la mémoire, le savoir, l'imaginaire : le matériau dont fut fait pour chacun le ¨corps parlé¨ de sa vie. On peut nommer ce matériau ¨culture¨ – si ce terme ne désigne pas qu'un bagage d'us et de savoirs mais le modelage en profondeur de toutes nos configurations intellectuelles, morales, politiques, esthétiques, sensuelles, érotiques » (C. Prigent, La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 254-55).
« Cette part d’opacité inévitable dans l’écriture fait qu’il n’y est question ni d’atteindre un sens univoque (illusion d’une littérature prétendument adéquate au monde) ni un non-sens absolu auquel
se réfère parfois une certaine radicalité pour qui l’affirmation d’un supposé chaos universel justifierait des pratiques où le « désordre » l’emporterait. Il s’agit plutôt, contrairement aux préjugés sur la littérature contemporaine, de « raviver le réalisme » (Christian Prigent, le 11/01/01 à France-ulture.), d’essayer que le texte parvienne à un rendu le plus juste possible de ce qui constitue notre expérience même du fait d’être, c’est-à-dire à la fois des continuités de notre vécu et des multiples événements (liés aux sensations physiques, aux fantasmes, à la mémoire, etc.) qui viennent s’y insérer en permanence et nous plonger dans ce que, dans Au juste (1979), J.-F. Lyotard nommait « l’hétérogène pur », avec ce que cela implique comme confrontations à tout ce qui ne manque pas d’excéder un sujet écrivant dont la disparition élocutoire reste à confirmer. De plus, le langage à notre disposition n’échappe évidemment pas lui-même à cette hétérogénéité qui constitue un fond inatteignable ou, si l’on voit les choses sous un autre angle, une limite indépassable » (B. Fern, texte préparatoire à cette rencontre).

jeudi 2 avril 2015

[Chronique] Voir la vie en rosse avec un moteur à craductions, par Fabrice Thumerel

"Grattez la langue, et vous verrez apparaître
l'espace et sa peau" (Khlebnikov, cité dans La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 81).


Pour l'auteur d'Une erreur de la nature (1996), faire corps dans la langue présuppose de trouer le corpus, celui du déjà-dit, de cet intertexte infini dans lequel se meuvent les parlants, et cette langue faite corps a plus à voir avec Penthée qu'avec un quelconque panthéon - démembrée, donc. "200 conseils pour un carnaval" nous donne à voir/écouter les agents catalyseurs de ce démembrement (homophonies, à-peu-près, contrepèteries, etc.).
Côté craduction (néologisme de Pierre Le Pillouër : traduction crade parce que impropre, qui fait prévaloir les signifiants sur les signifiés), et non plus scription, n’en déplaise au Cercle des Universitaires Latinistes (C.U.L.), il s’agit rien moins que de subvertir les trop sages citations des pages roses du Larousse en faisant déraper la langue ; et dès qu'on fait tomber la ceinture de la langue, s'ouvrent "les doubles fonds du matériau verbal latin" (p. 60), de jouissifs abîmes – dans le même temps que les arcanes de la fiction…
Quelques exemples, extraits de quelques-unes des quatorze rubriques ("La Vie de famille", "La Vie amoureuse", La Vie religieuse", etc.) : "Vis comica / Pécher, c'est marrant" ; "Si vales valeo / Si tu avales, moi aussi" ; "Persona non grata / Plus personne à gratter" ; "Coram populo / Coran pour les nuls" ; "Motus proprio / Ne dites rien au propriétaire" ; "Deo gratias / Le déodorant est offert" ; "Modus operandi / On opère à prix modique" ; "Volens nolens / Au volant sois pas lent" ; "Cepi maxima imperia / L’empereur porte très bien le képi"… Les courts-circuits sont accentués par les séries : "Habemus papam : Papa boit sa mousse / L'abbé est ému : le voilà papa !"... "Tu quoque mi fili ! : Tout coquet, le fiston ! / T'es cocu, filou !"... "Si vis pacem, para bellum" : Si tu veux te pacser, fais-toi beau / Six vieilles peaux pour un bel homme / Six vis, pas de rabot : et boum !"...


À ceux qui trouvent futile et gratuit ce carnaval verbal, l'infernal trio rappelle que, pour les Modernes (de Rabelais à Verheggen, en passant par Molière, Hugo, Jarry, Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, ou encore le Leiris de Glossaire, j'y serre mes gloses), rien de plus important que cette réinvention : du français classique au Français Médiatique Primaire (FMP / Prigent), l'épuration n'a que trop triomphé.
Ainsi, avec le moteur à craductions activé par Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, laissez-vous aller à voir la vie en rosse...


Bruno Fern, Typhaine Garnier et Christian Prigent, PAGES ROSSES : craductions, Les Impressions Nouvelles, avril 2015, 96 pages, 9 €, ISBN : 978-2-87449-246-4. [Écouter la lecture de François Bon]


Lundi 13 Avril 2015 à 19H, Maison de la Poésie Paris : PAGES ROSSES : craductions.
Rencontre avec Bruno Fern, Typhaine Garnier & Christian Prigent. Avec la participation de Jean-Pierre Verheggen & de la comédienne Vanda Benes.

jeudi 11 décembre 2014

[Actualité] Nouvelles prigentiennes, par Fabrice Thumerel

 
Christian Prigent lisant à Cerisy (photo de Marie-Hélène Dhénin)


* La mise en ligne de la collection intégrale des TXT est entreprise par José Lesueur sur son blog Cantos Propaganda : vous pouvez déjà découvrir les huit premiers numéros dans leur intégralité.

* Christian Prigent à Nantes. Le mardi 16 Décembre, 20 h 30.  Grand-mère Quéquette, Demain je
meurs, Les Enfances Chino. Lecture-rencontre organisée par le CAP (Culture, Art, Psychanalyse). Salle Vasse, 18 rue Colbert, 44000-Nantes. Contact : CAP Nantes, 06 10 28 64 88. 
< À la demande du CAP, voici mon embarquement pour Terra prigentia :

Pour Christian Prigent, la réalité n'est pas bandante, toujours recouverte d'oripeaux économiques, médiatiques, politiques ou artistiques, toujours occultée par des paravents idéologiques et culturels : écrire ne peut avoir trait à Éros qu'en déchirant les voiles, en biaisant les discours écrans.
Le poète, qu'il écrive en vers ou en prose, est un emmerdReur qui en a marre de positiver avec les pensées-Carrefour et qui rompt donc les amarres

avec le monde tel qu'il paraît, brise les -ismes, s'éloigne des isthmes qui le rattachent au plancher du terre à terre. Non pour embarquer vers l'Éther, mais pour viser l'inatteignable point zéro du réel : trouer les chromos, faire déraper les signifiants et les signifiés, et ainsi nous faire jouer/jouir de la langue et ses monstres...

Quels sont les monstres de la langue ? Qu'est-ce qui la rend monstrueuse ? Eros, Thanatos... l'impossible, l'innommable, la Chose, le Ça, la folie, le Rien, l'im-monde, le corps, l'âme, le Carnaval, la patmo...
Est monstrueuse toute langue qui excède la Langue, la débonde sans abonder dans son sens ; toute langue dans laquelle le "réel" vient trouer la "réalité", la dé-naturer. >

* Die Seele / L'âme, traduction de Christian Filips et Aurélie Maurin, Rough
books, Suisse, décembre 2014, 188 pages, 18 €, ISBN : 978-3-906050-20-1. [Commander]

Gageure, exercice de virtuose... toute traduction de ce type de texte intraduisible est incraduction. Exemple de la façon dont est rendu le jeu avec la langue :

ni dans l'a                                    kein zwischen lie
ni dans le ma                               kein zwischen sie
ni dans l'amas                              kein zwischen viele
ni dans l'amour                            kein zwischenliebe
 

* Début Avril, avec Bruno Fern et Typhaine Garnier, Christian Prigent publiera aux « Impressions nouvelles » (Bruxelles) un recueil de "craductions" bouffonnes de 280 sentences latines, avec postface historico-explicative (Hugo, Jarry, Verheggen, etc).

dimanche 1 juin 2014

[Rétro-lecture] Christian Prigent, La Belle Journée (Chambelland éditeur, 1969) [3/3]

Un grand merci à Christian Prigent d'avoir pris la peine de ressaisir le texte de son premier recueil - quasiment introuvable aujourd'hui -, dans lequel il ne cite André Breton que pour mieux en prendre le contrepied, n'ayant de cesse de dégonfler les idéalismes. Avec Denis Roche, entre autres, la poésie est bel et bien devenue inadmissible : "Da ta gorge il faudra arracher ce poème poreux comme une amygdale qui t'étouffe"... C'est le moment de se rappeler une phrase de Ceux qui merdRent, située à la fin de la section sur Denis Roche : "après le congé à l'humanisme (l'inadmissibilité de la poésie), le refus de toute ligne de fuite utopique ("je n'ai rien à dire que ma violente action d'écrire"), [...] la littérature s'ouvre à la nudité insensée du monde et c'est à la fois intenable et désespérément voluptueux" (P.O.L, 1991, p. 173).
Tout ce qui "porte le beau nom d'humanisme" faisant partie de la galerie du temps perdu, dans cette dernière partie, voici que pointe le carnavalesque - avec clin d'oeil à Jarry, naturellement...  /FT/









V- FAÇONS DE DIRE


COMPLETEMENT RINCE

« Moll Flanders qui vit auprès de moi fait la baratte doucement sans gêne ni plaisir. Remue-ménage pourtant dans ma vie de clous semés dans les orties. Il n'est pas que toi, ma belle, pas que toi, ni mon mouchoir de fine batiste, ni ma glande thyroïdale qui aient pu me placer le cou dans la dérive pour te rincer la bouche lentement, rincer le sang tous les matins au pied du lit, rincer la peau pleine de suie le soir, rincer la vie qui hausse le nez au-dessus des moutons, rincer. Rincer les torchons, les cuvettes, les faits-divers et vivre près de toi à une vitesse limitée plantant des choux poilus pour exister un peu. Hélas, je perds mon lait dans la bastille des horloges et contemplant tes hanches au rebord de mes livres, je flanque à la poubelle mon plasma fumigène et mes rêves esclavagistes, puis le vertige, celui qui suce et qui aspire porte ton nom : Bonne Flanders, molle à tout faire. »







PETIT SOUBRESAUT

à Pierre Chabert

« Mort aux vaches, dis-je. A quatre pattes entre les radis verts, j'écoute pousser les mousses hallucinogènes. Je les touille avec les dents. puis je m'attaque aux différents légumes durs afin qu'ils pleuvent. Ça ne marche pas fort. Touille donc. Touillons, mon vieux Chabert.
J'ai de belles larves dans les oreilles et ma taille se guêpe dans un corset de sang léger. J'attaque encore. Mais Betterave reste debout sur la tranchée. Navet rentre la queue entre les jambes. Je lèche. Avec ferveur avec Bouillasse je copule. Et vous, belles limaces ?
Tout cela n'est, comme d'habitude, qu'un peu de temps perdu. (Tel tout ce qui — ici, citation, et je ris — « porte le beau nom d'humanisme »). Maintenant quelques obus, un peu de mort à mort et
vlan
vlà quça rpart
ici les escrabouzillés
les touillés les rires idiots
les ventres surexposés
et toujours cette sécheresse
et cette vulgarité sans faille des légumes
(vos gueules,
pleuvez !)
encore un vieil orgasme comme on n'en fait plus et je touille et je lèche et je lèche et je touille et je sens monter dans la lèche et la touille la merveille des canines (le bruit, la fatigue, l'élasticité !) dans le pis de la vache de mes rêves de mousse...
et je pense soudain qu'il faut manger l'homme sale vache
sale vache sale vache
tant qu'il est chaud »
« JE TUERAI TOUT LE MONDE ET JE M'EN IRAI »

... avec l'ombre, le corps parfaitement, je
m'approchai :
Tout un chapitre de ses seins, épave, belle page oscillant sur la mer. Elle, dans la mansarde dépliée, lisant que « le meilleur, c'est un sommeil bien ivre sur la grève » — puis moi, jamais lassé, dans la parole rassemblé, à ses genoux griffant, nouant un jeu d'aiguilles, torturant, — un plomb, une bête à fourrure, un amoncellement sur le globe oculaire — le nerf cognait,
nous, Madame, protocolaire le geste fixé dans l'aristocratie de cinq heures du soir, occultâmes cette minute pleine de
mer de merde de
réminiscence et
le poème alors ?

(après la mise à mort
dans ton vrai sang et
la cendre du lieu cerné
je m'en irai
je mens
je m'enfermerai dans la poreuse
pesanteur)







COMPILATIONS

... les lignes dans les rouages, la trace dans la bourbe, multiplient le séquestre — femme, près de moi attentive et les seins butés contre la vitre, je te cherche. Un mot m'attend, bandé, sanglant, sanglé. Si dans les glaires je le dis, comme déchire la guerre la serpillière brûlée d'une géographie mentale, si tournant météores, si aimantant non aimanté, s'il troue la page où je te nue assoiffée t'ébattre dans l'inextric ronceraie chiffrée, à l'infâme distance romanesque,
si le grotesque, si en scène l'obscène texte, ce qui perce tes seins, jaillit ciseau et à sa forme modulé, dans une neige affriolante tu

mordras — érotisme, parade de pierres sculptées, éthérise les textures burinées pour mourir — à plein le haut de vie,

(un texte s'ouvre, dérapé dans les marges, plus que texte, rué comme Angkor Vat, où s'investissent d'autres amorces...)








LA POURSUITE

reste à traquer les orbes, les filles grillées dans les allées d'euphorbe — midi : le temps ; une bonace nasse les feuilles sur leur axe, les haches vissées dans le suint séché. Au lieu d'un site rassemblé, le pisteur mal d'aplomb dans la vasque, équilibré dans les équidistances, ongles, angles, branchages, planté dans quatre perpendiculaires ... (ici, une légère balancée des branches) ... sent soudain s'arracher les cimes, le récit dégrafer un filigrane de nervures, innerver dans les marges, où les haies lumineuses, les eaux plates, cernent les mouvements traqués, les femmes effacées par la lisière enfin lisible.
(Dessous : la souille, les sarcomes, et pas un signe qui semonce, pour la Braille).









ICARE

au rire du Mam

Sa cervelle de toilette étant sale il prit donc son cerveau à barbe celui qui gratte quand on l'embrasse se rinça la bouche de sa langue brûlée recracha ses cinq sens et balança le tout à la ferraille ce qui fit kling klang s'aperçut alors que sa gueule était rouge et ses mains noires et se mit à rire d'être tout beau tout mort lisse en gelée ayant mangé à l'orange l'enfant idiot d'en face fait un canard à sa femme dont le rein le rein le rein trop aiguisé par le désir monta si haut si haut que couic tout beau tout mort lui ses ailes de géant firent des nœuds l'empêchèrent de marcher et il tomba tomba tomba salissant dans le céleste paysage sa belle vulgarité de mâle mais sa serviette de toilette étant sale on l'a vu il dut prendre son cerveau à barbe et se rasa si fort qu'il se trancha la gorge ce qui fit couic








VI - LE SOIR




SEULE

Elle se lèche. Les petites pattes commencent à remuer de contentement. On la regarde avec étonnement. Encore quelques minutes et le ciel s'assombrit. Une détonation. On ne répond plus de rien. Elle espère qu'on ne la découvrira pas. Mais des yeux argentés la cernent. Elle sera pendue, étouffée par le pelage naissant du frais plaisir, bousculée dans les pierres comme un os, épluchée, par vivre concernée.



Je suis à la limite de lampe mais elles
parfois ignobles cessent c'est
cette attente à fleur de mots d'un peu de
sang ou de tendresse fanée ou de participation à
l'éclosion de moi (elle
se fait toute seconde bulle remous émoi paresse)
quelle ignorance est mienne et cette
immobilité qu'ils disent silence ou conclusion du
corps là où l'esprit commence mensonge mensonge
ou du poème mensonge ce serait ce ne serait rien
que leur parole ensemencée empoisonnée ou
non non non et dont
rien d'autre qu'une griffure qu'un brisure d'ongles sur le bois des
tables ou la paume ou la cage des idées parfois ne ferait
comme aux bornes de la lumière les ciseaux
levés brillamment : cette
envie d'embrasser ou
de mordre
qui meurt avec un cri de tulipe rouge
entre des jambes de femme ivre




Nous serons presque tout entiers dans l'ampoule
quand elle éclatera
ce qui restera ne nous ressemblera pas
nos mains mettront la camisole
il y aura un rire de dément ou de cheval blessé
et tous deux presque sans voix
dissous parmi les heures convulsives
le sang fuira dans les coursives
on ne calculera même pas la gîte
nous serons quittes d'avec le temps

et pas beaucoup de bruit
quoi qu'on en dise








AVANT SOMMEIL

Cri poussé comme un œuf
sa progéniture est de mouches
entends bouillir les acnés blancs
dans la menstrue de nuit

futaille thoracique
le groin d'effroi cognant
quels noirs d'étable dans
l'œil de jument saillie

à la lampe gratter
gratter proche du sang la peau
dans la mansarde incendiée
le bruit de grues du soir
hâle les pages maîtrisées.







LE DROMADAIRE LE SOIR

Le soir le dromadaire se ramasse à la pelle, l'onctueuse bête dont oscille mon sommeil, le cou qu'on saute comme la passerelle molle du réel, l'hésitation avant de vivre, la souple allure d'anthropoïde balancée dans les brisures de la journée compacte. Bref, la belle bête...

Hélas, il y a aussi le gromadaire. Le gromadaire, c'est juste le format au-dessus. Je veux dire l'Idée. Quelque chose comme un surmâle à quoi tend la rumination close de la bête droguée.

L'hebdromadaire, lui, en a sept. De bosses. Chiffre sacré ? Une chaque matin (introïbo ad altare...). Et qui rayonnent comme des dents. Ou des ciboires. Ne pas confondre donc le gromadaire avec l'hebdromadaire, tous deux de noble race, mais l'un ange, l'autre bête, multiple bête religieuse.

Et, sur l'autre versant que lorgne le destin, le traumadaire, bête sans face, pustule hargneuse, à la sale démarche de diablesse.

Cela est la couleur de mon rêve quand je m'endors dans l'étroite gueule européenne. Chaloupe, chaloupe, nuages de ce sang qui au rythme de la bête oscille et ronfle : le mien.











TABLE



I. Le Matin...........................4
II. Exemples de faune...........17
III. Exemples de flore...........24
IV. L'Après-midi..................29
V. Façons de dire.................35
VI. Le Soir............................42





LA BELLE JOURNEE
de Christian Prigent
huitième titre de la collection « Le Pont de l'Epée »,
achevé d'imprimer le 15 mars 1969
sur les presses de Guy Chambelland,
éditeur en son mas de La Bastide-d'Orniol (Gard)
a été tiré à
trente exemplaires sur chiffon
numérotés de I XXX,
ornés d'un dessin de ROBERT TATIN,
et 300 exemplaires sur gros papier cuir
numérotés de 1 à 300,
le tout constituant l'édition originale










Dépôt légal : 1er trimestre 1969

samedi 31 mai 2014

[Rétro-lecture] Christian Prigent, La Belle Journée (Chambelland éditeur, 1969) [2/3]

Un grand merci à Christian Prigent d'avoir pris la peine de ressaisir le texte de son premier recueil - quasiment introuvable aujourd'hui -, dans lequel il ne cite André Breton que pour mieux en prendre le contrepied, n'ayant de cesse de dégonfler les idéalismes. Avec Denis Roche, entre autres, la poésie est bel et bien devenue inadmissible : "Da ta gorge il faudra arracher ce poème poreux comme une amygdale qui t'étouffe"... C'est le moment de se rappeler une phrase de Ceux qui merdRent, située à la fin de la section sur Denis Roche : "après le congé à l'humanisme (l'inadmissibilité de la poésie), le refus de toute ligne de fuite utopique ("je n'ai rien à dire que ma violente action d'écrire"), [...] la littérature s'ouvre à la nudité insensée du monde et c'est à la fois intenable et désespérément voluptueux" (P.O.L, 1991, p. 173). /FT/




III- EXEMPLES DE FLORE



LANGUE-DE-BŒUF I

Mauve dessous ou brune
mauvaise d'être franche
et couturée cousue au tronc
blanche humide dessous

oreilles prêtes au discours
de l'arbre qui chemine
vers la déflagration

langue-de-bœuf
à l'œil de crabe
lippue tentant l'essor
mais de l'appartenance
durcie à mort

et par douleur d'être dessus
noire et fixée
brandie pour mordre
l'intolérable espace

qui blanchit
et passe








LANGUE-DE-BŒUF II

Le mufle sardonique
elle a le mufle des baleines
mais la queue où
dans la terre ou
au cœur de l'arbre
dont ploc ploc ploc goutte la lymphe
dans sa béatitude au ras de l'herbe épanouie

amphibie louche au ras de l'herbe
avec sa texture de phoque
son mufle de baleine
son blanc vidé
et cette lymphe qui blessé l'arbre
suinte du ciel
elle flanque à quelle gueule domestique
ses cinq doigts bruns palmés en phoque
en une seule épanouie béatitude
apparemment onctueuse caressante main
qui rit de peser l'air d'être sur lui de le
scier







LANGUE-DE-BŒUF III

Crêpe fluide glissante
à manches longues et évasées
seins très légèrement surbaissés
pour une meilleure visibilité
béate épanouie avec sa moue
tentant la pluie
crêpe flottante plate pleine
d'idées qui se déplient
jusqu'au cousu de la dentelle








LANGUE-DE-BŒUF IV

Crêpe fluide pleine d'idées
dont crispée la béatitude
serre les fanons de la dentelle
le poing cousu au tronc
brutal nu éclaté
dans une profusion de doigts
mais qui se palment
en noir de phoque et blanc vidé
tentant l'essor tentant l'averse
mais au poids d'air se résignant
d'être onctueuse sardonique
brandie pour mordre
l'intolérable espace








LANGUE-DE-BŒUF V

Ce poing calcul ovaire
caillou coincé qui gerce sous l'écorce
oiseau mort séquestré
machin calciné
machin calcifié
gicle et éclate
vient faire face
mais ses cinq doigts qui frappent
tout aussitôt se palment
et s'apaisent en un rire d'ongles
découragé cynique sardonique
qui pèse à son poids juste
le vent doux

l'inexorable vent








IV- L'APRES-MIDI




Fascines de feu rouge
avec le lait noir au milieu

le chanvre douloureux
d'être trop bien tressé

la haute armoire comme des fesses
le chaud dans les pierres muré

tous les cinémas sont complets
ne pas se pencher au dehors

aisselles attisées dans les heures dociles
choses très bonnes à manger

voici le doux après-midi
qui brise sa laine patiemment

dehors sur le ciment mouillé
le désir s'accroupit

pour boire










OU MIEUX

Gorgeon ou mieux goujon
goulée peut-être sanglot
de sperme ou de terreau
où nous aurions

senti si fort passer
contre sang vif
les milliers de couleuvres
la cascade des chrysanthèmes
les leucocytes

eau délectable à émouvoir
dans le verre roux
coupé contre le ciel
plein mais froid

de loups précoces
en crimes et en fourrures

comme rire
ou mieux être
bien









ASSIS

La scierie, l'assis dans
l'odorante dorée sciure
y regarde loriots bardes
l'oseille ose être treille
eau du merveilleusement bleu
acide ciel,
y songe
vents viendront, ruades
(une femme foutue, rouie, que
rouille un rêve, là)
et
la rubrique de la mort meilleure
recelée ras la poudre :

son poids parfait
parmi les poutres.








L'ETE FINISSANT

Des sacrés paquets de guêpes — rappel : l'émulsion de chardons, orties, suint, ce juillet près des cales, carcans pour les reins ruants — je guette la passe — tu guettes l'atomisation de l'essaim — nous guettons — nous guettons l'accroc satiné, la fraîche soie déchirée sur le sexe, le coin des canards enfoncé — annonce des piquetis aux joues tendues, du réveil rose-frêle — dans le guêpier bouillant, la masse obtuse des nimbus. — (Je chasse — sourire — un chaud zézayant, quatre ailes, sur ma tempe).








DERRIERE

Le sac à patates
l'irrespirable trou
la terreuse toile à trous
bourrée de terre

pousse dans le tas

j'y mets le nez
om les cloportes plats
tapent dans le tas

tas de morts
aux narines sans fond
vigueur — croûtes —
reliefs où bat le sang
la terre drue

peut-être








FEMME

La lavande des serviettes
qui sent ton cou
qu'elle te soit douce
femme croisée
sacrée rousse

voilà le mot lâché
femme croisée
sacrée trompette

et l'eau qui vêle
le ciel qui poivre
tout ça qui ronge

ça fait beau temps
quand tu déplies
tes sacrées hanches

et ça rutile...


DONC...