La photo collective lors du Colloque de Cerisy Prigent (1-7 juillet 2014) |
Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue. Avec des inédits de Christian Prigent (Actes du Colloque international de Cerisy), Paris, Hermann, collection "Littérature", mai 2017, 556 pages, 34 €, ISBN : 978-2-7056-94-10-4.
Présentation
Depuis
1969 où il fait paraître son premier livre, La
Belle Journée, Christian Prigent s’est fait un nom si bien que, quelques
soixante deux livres plus tard et deux cents textes publiés hors volume, il est
maintenant reconnu comme l’une des voix majeures de la création littéraire
(notamment poétique) contemporaine des quarante dernières années. Aucun
colloque ne lui avait été consacré en propre jusqu’à celui organisé en 2014 au
Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. Ce volume a réparé ce manque et
constitue par ce fait même un ouvrage totalement original et immédiatement
charnière pour l’approche de ce créateur.
Ouvrage
charnière, en effet, car animé par un double objectif. Il s’agissait d’abord,
en
rassemblant les meilleurs spécialistes de cet écrivain, de dresser une
premier bilan sur les recherches déjà engagées, surtout à partir des années
1985-1990, et portant sur quarante-cinq
ans d’écriture, que la réflexion ait concerné Christian Prigent en tant
qu’auteur d’une œuvre personnelle protéiforme expérimentant tous les domaines
(poésie, essai, roman, théâtre, entretien, traduction, chronique
journalistique, lecture de ses textes) et dont il a su déplacer les frontières,
mais aussi en tant que revuiste passionnée, lié à un grand nombre de livraisons
poétiques, théoriques, artistiques, et ayant lui-même co-fondé la revue
d’avant-garde TXT (1969-1993), avec
la volonté de démarquer un espace éditorial différentiel par rapport à Tel Quel. Le fil conducteur de la
langue, tant ouvertement réfléchie par l’écrivain dans ses essais ou ses
fictions, récits et poèmes, s’imposait. L’autre objectif était d’ouvrir de
nouveaux champs de recherche et d’infléchir vers des nouvelles directions une
réception qui jusqu’à présent était restée trop soumise à la force de
théorisation auctoriale de Prigent et dont il n’est pas si facile de
s’émanciper, tant les formulations sont solides – on pense au prisme des
lectures maoïsto-lacano-Bakhtiniennes très développées par l’auteur dans ses
essais réflexifs, en particulier d’avant 1990, et dont il s’émancipe lui-même
progressivement depuis quelques années.
Ouvrage
original donc : par la première collection aussi importante d’études
consacrées à
l’auteur. Mais ouvrage original aussi par sa facture plurivocale
délibérée. En effet, les interventions d’écrivains – de l’auteur même et de ses
amis de TXT présents au colloque –
dialoguent avec les entretiens d’artistes (acteurs, cinéaste, peintre) et avec les
interventions de journalistes et d’universitaires français et étrangers du
monde entier (États-Unis, Japon, Brésil notamment), tous spécialistes du champ
littéraire extrême contemporain, commentateurs de longue date de Christian
Prigent ou voix critiques plus récents. Les genres sont mêlés (inédits
d’écrivains, entretiens, essais et communications universitaires) comme les
supports (textes, dessins, photogrammes) à l’image de la convivialité et de la
mixité qui a été celle du colloque et qui transparaît à l’état vif, en
particulier dans les « entretiens ».
Judith Prigent, "Christian Prigent de face" |
Enfin
cet ouvrage se distingue par l’implication forte de Christian Prigent, présent
durant tout le colloque et à nouveau ici par les archives, textes et dessins
inédits donnés en première publication.
Petit florilège
▶ Bénédicte Gorrillot : « Peut-être faut-il privilégier "langue" aux plus abstraits "langage", "discours" ou logos, pour aborder l'œuvre de Christian Prigent, parce que sa/ses lingua(e) (dérivée(s) de lingo) s'acharne(nt) à lécher le corps sensuel du réel, essaie(nt) d'en arracher un peu de chair (de présence), par les mots sortis de la bouche..., sans être pour autant réductible à la seule lalangue lacanienne - ce "bouillon" de matière sonore transmis par la mère [...] » (p. 26-27)
▶ Fabrice Thumerel :
"En milieu prigentien, le réel-point zéro a
pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel
n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro
rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est
ce ratage même qui constitue l'écriture). Ce réel-point zéro est le point d’asymptote non seulement entre art et
réalité, mais encore et surtout entre prose et poésie [...].
Ce réel-point
zéro est ainsi le point d’intersection entre l’axe syntagmatique – celui du
récit linéaire, de la figuration, de la coagulation du sens par référence à des
réalités psychologiques, historiques et socioculturelles – et l’axe
paradigmatique – celui, poétique, de la dé-figuration, des choix lexicaux et rythmiques,
des associations libres, des jeux de signifiés et de signifiants" (p. 146).
▶ Christian Prigent : "Réel : non-savoir, il-limité.
Réalité : savoir, limité.
Écrire : sous la poussée du non-savoir - pour il-limiter la limite.
Ce qu'écrire représente (n')est (que) le il de l'illimité, le in, la négation (la destruction du déjà-écrit)" (p. 473).
▶ Dominique Brancher : "Chez Rabelais comme chez Prigent, la soufflerie
textuelle polyphonique, en boyau de cochon, raille la pompe des grandes orgues
littéraires.
Le
carnaval s’y dénonce comme un masque antigel, en perpétuelle mutation. Le
« parlé caca » fait glisser la langue de l’énonciateur mais aussi
celle de l’interprète, forcé d’interpréter à plus bas sens, et le parler cochon
tourne infatigablement autour du trou, sans jamais faire mouche" (p. 244).▶ Nathalie Quintane :
"La génération de 90 reprend plus ou moins ce
bilan de fin de partie à son compte : pas de souveraineté de la littérature,
nécessité de défaire cette sacralité, etc. Comme Prigent le rappelle, la
littérature ne se confond pas avec les discours ambiants, mais découpe et
prélève dans ces discours (cf. le retour du cut up et ses diverses déclinaisons
en termes de « sampling/virus »), produisant des effets
d'hétérogénéité, d'étrangement, à l'intérieur même de ces discours.
Ce qui est sûr, c'est que cet hétérogène-là n'est
pas exception (« grandes irrégularités ») et ne s’oppose pas par
définition à la société démocratique moderne. Il s'y reconnaît en la
reconnaissant comme contexte, ce qui ne signifie pas qu'il l'accepte sans
critique – ni qu'il (n')en fait, se faisant, la critique.
Non seulement, donc, il n'y a plus d'exception
littéraire, mais il faut sortir de la littérature, ou de la
« poésie ». Or, si la littérature/poésie se confond avec les «
grandes irrégularités de langue », avec langagement,
alors Prigent produit plutôt un effort continu pour ne pas en sortir (qui
comprend la
difficulté d'y rester)" (p. 312).
Prigent, "Verheggen en Phébus" |
▶ Christian Prigent : "Extraits de lettres à Jean-Pierre Verheggen"
Vraiment bien "touillé" le montage commenté par Jean-Pierre Verheggen !
On retiendra, entre autres, la lucidité du directeur de TXT : "Attention à l'installation dans un langage carambolesque qui (lui aussi) peut tourner au poncif" (p. 344).
Et l'humour, un peu caustique ici car il ne s'agit pas de donner dans le Change : « Change devient la NRF de l'"avant-garde" ; une poubelle en polystyrène au lieu d'une corbeille en inox, c'est tout » (p. 353).
Table des matières
Avant-propos, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel
Bénédicte
GORRILLOT : Pour ouvrir
Chapitre I Chanter en charabias (ou trou-vailler "la
faiblesse des formes")
Laurent FOURCAUT : Dum pendet filius : Peloter la
langue pour se la farcir maternelle
Jean RENAUD : La matière
syllabique
Tristan HORDÉ : Christian
Prigent et le vers sens dessus dessous
Bénédicte GORRILLOT, Christian
PRIGENT : Prigent/ Martial : trou(v)er le traduire
Marcelo JACQUES DE MORAES : Trou(v)er
sa langue par la langue de l’autre : en traduisant Christian Prigent en
brésilien
Jean-Pierre BOBILLOT : La
« voix-de-l’écrit » : une spécificité médiopoétique ou Comment
(de) la langu’ se colletant à/avec du réel trou(v)e à se manifester dans un mo(t)ment
de réalité
Chapitre II. L'Affrontement au réel "des
langues-en-corps"
Fabrice THUMEREL : Réel :
point Prigent. (Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)
Philippe BOUTIBONNES : Et
hop ! Une, deux, trois, d’autres et toutes
Philippe MET : Porno-Prigent,
ou la langue à la chatte
Jean-Claude PINSON : Éros
cosmicomique
Éric CLÉMENS : La danse des
morts du conteur
Chapitre III. "Le Bâti des langues" traversées
Dominique BRANCHER : Dégeler Rabelais. Mouches à viande, mouches à langue
Chantal LAPEYRE-DESMAISON : Ratages
et merveilles : le geste baroque de Christian Prigent
Hugues MARCHAL : Une sente
sinueuse et ardue : les sciences dans Les
Enfances Chino
Éric AVOCAT : La démocratie
poétique de Christian Prigent. Tumultes et mouvements divers à l’assemblée des
mots
Nathalie QUINTANE : Prigent/Bataille
et la « génération de 90 »
Olivier PENOT-LACASSAGNE : La
fiction de la littérature
David CHRISTOFFEL : Les
popottes à Cricri
Chapitre IV. De TXT
à l’archive : l’interlocution contemporaine des langues-Prigent
Jean-Pierre VERHEGGEN : Le bien touillé (extraits
de lettres de Christian Prigent à Jean-Pierre Verheggen, 1969/1989)
Jacques DEMARCQ : « Prigentation
d’Œuf-glotte »
Alain FRONTIER : Comment
j’ai connu Christian Prigent
Christophe KANTCHEFF : Le
trou de la critique. Sur la réception de l’œuvre de Christian Prigent dans la
presse
Typhaine GARNIER : L’écrivain
aux archives ou le souci des traces
Jean-Marc BOURG, ÉRIC CLÉMENS :
Comment parler le Prigent ?
Vanda BENES, Éric CLÉMENS : Pierrot
mutin
Ginette LAVIGNE, Élisabeth
CARDONNE-ARLYCK : Sur La Belle
Journée
Christian
PRIGENT : JOURNAL. Décembre 2013/janvier 2014 (extraits)
Postface : fin des
« actions » ?, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel
Bibliographie générale
Les auteurs
Table des illustrations
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