En complément des archives déposées à l'Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine (IMEC) comme des archives paternelles, voici le premier des carnets de travail inédits portant sur trois œuvres majeures : Grand-mère Quéquette (2003), Demain je meurs (2007) et La Vie moderne (2012). De ce précieux avant-texte se dégage la tension qui anime l'œuvre entre bios et graphein, nommable et innommable, torsion stylistique et matériau premier, figuration et dé-figuration, formalisme et expressionnisme, poésie et roman, écriture et arts visuels... /FT/
CARNET de Grand-mère
Quéquette
Dessin
pour GMQ, chap. « Vêpres »
Janvier 2001
À
partir de notes prises à l’automne 1999 dans le carnet dit Du
Perche,
démarrage de l’écriture d’un texte provisoirement intitulé «
La Voix qui sort des cabinets ». Sujet : une séance de
peinture (« Nature morte aux oignons ») au grenier ; en bas,
la voix de grand-mère vocifère.
Souvenir
d’enfance : années 50, rue de l’Ondine, la vieille madame
L., minuscule et bancroche ; à son bras, le panier pour l’herbe
aux lapins ; elle me crie, la serpette brandie : «j’vas
t’couper la quéquette !» — je détale à travers le
jardin, escalade un mur, file (pas faraud) au trou.
5
avril 2002
Temps long d’angoisse (violente) avant de « s’y
mettre », à l’écriture. Du mal à lancer de nouvelles phases
narratives. Ensuite, l’obstacle franchi, le texte roule dans une
sorte de plaisir fébrile. Images et formules surgissent sans peine,
s’articulent par accroches prosodiques et sutures écholaliques
rapides.
En
même temps, ça n’avance qu’à allure d’escargot. Beaucoup de
temps passe à régler du… détail, retordre les phrases, casser
des liens phoniques trop spontanés, etc. Ça progresse entre une
précision microscopique (= poésie ?) et un élan volubile (=
prose ?). Bizarre contradiction entre la lenteur détaillée et
la prolixité rythmée où je suis à l’aise.
Le détail travaillé (le gros plan ?) est ce
qui fixe paradoxalement l’effet de réel au bout du compte visé,
nonobstant le dédain de la vraisemblance naturaliste. Faire
consister ce noyau de « vérité » minuscule est un gros travail.
Pas facile à accepter, d’ailleurs : j’en vois la manie
autarcique, l’idiolecte. Et ne tire pas que de la satisfaction
narcissique à constater (feuilletant textes et livres des autres)
que ce que je fais « ne ressemble à rien » (d’autre) : je
ne peux m’empêcher de me demander qui ça peut (pourrait, pourra)
bien intéresser.
Fin avril 2002
Le
monde est… étonnant. Le nommer : l’appeler.
Et
prendre de vitesse les figures et les noms que cet appel engendre.
Faire surgir, dans une vitesse carambolée, ce qui prend de court la
figuration — et chute. Soit : fixer en carrés de strophes la
catastrophe comique.
Se faire rire (d’abord : de soi).
Joyce,
oui. Finnegans
Wake !
Mais
mes modèles stylistiques sont au moins autant : Buster Keaton et (à
d’autres moments, plus… distraits, plus pizzicato) le
Jacques Tati agité et lunaire de Jour
de fête.
Le
phrasé comico-catastrophique (acrobaties rythmiques, chutes
cadencées, accélérations mécaniques) lancé contre l’hostilité
stupide des choses. Faire mobile, toujours. Et rapide, si possible.
3
mai 2002
Trois
heures réglementaires de dactylo GMQ.
Chantier :
mœurs nuptiales et physiologie de la hyène (Crocuta
crocuta),
phallique, matriarcale et coprophage. Doc : encyclopédie
Larousse et chroniques scientifiques du Monde.
Transpositions gros sabots du cas à l’humanité. Avancée
méticuleusement lente, entre emportement rythmique (5, le pentamètre
est toujours l’unité) et ralentie en gros plan, au logoscope.
7
mai 2002
Le
style : crème Chantilly. Battre la langue jusqu’à
durcissement, avec bulles d’air incluses (dense / léger).
Premier
mot est « quoi ! ». Dernier mot doit être « crime ». C’est
l’espace à l’intérieur duquel se développe l’action tragique
de Britannicus.
Composition :
fragments sertis, caissonnés. Jarry (Les
Jours et les nuits,
L’Amour
absolu).
Scènes synthétisées en blasons, à plat, héraldiques. Mais
roulées dans le flux du phrasé. C’est cette contradiction (arrêts
sur images /vs/
dynamique filmée) qu’il faut traiter, pour qu’elle fasse
tension, forme cinétique.
Travailler
l’ajointement. Faut pas que ça craque.
Écriture
= couture (montage).
8
mai 2002
Faire
venir plusieurs scènes dans le décalage et la distanciation d’un
film. Tout le travail commande ça : le livre grossit au fur et
à mesure d’une sorte de difficulté d’en venir au récit du
crime. Quand ce récit vient (j’y suis) il est serti dans la
distance de la mise en scène (raconté par des personnages vus du
haut du grenier par le narrateur) comme appartenant à un autre «
monde » (celui du « roman », peut-être, justement). Je pense
beaucoup ces jours-ci aux scènes ultimes du Salo
de Pasolini (les tortures, mais vues de loin à la jumelle — comme
des citations serties, mises en abyme, déréalisées, virées
oniriques, déjà en allées). Faire quelque chose comme ça, mais
façon GMQ :
rural, enfantin, bouffon. Écrit à partir du point de vue, un peu
surbaissé, de l’enfantin mot « quéquette » (pas obscène :
gamin).
Ou
Méliès : un « film inimaginable »
Et
à la fin : « le décapité récalcitrant » (Méliès encore).
Cou
coupé — et : « quéquette ! » (argotiquement, ce mot
veut dire aussi : rien).
Mort
de la grand-mère : fin du livre.
Mai 2002
Mon
père (militant et responsable communiste « historique ») avait
rêvé de tirer de l’histoire du crime de Cartravers (années 1920)
un roman « social » (dénonciation de l’injustice de classe :
la servante assassinée, le hobereau assassin dérisoirement puni) et
« populaire » (à la façon de son ami Louis Guilloux). Il voulait
aussi (je pense) fonder ça (l’Histoire) sur l’expérience de sa
parentèle (le petit peuple, les petites gens, les gueux : son
père sabotier, sa mère lavandière) dans des lieux (ceux du crime)
qui étaient ceux de sa propre enfance. Avec, en outre, l’accroche
évidemment fantasmogène que fournissait l’anecdote des draps
sanglants lavés par sa mère (ma grand-mère). Il n’a jamais pu
rien faire d’autre que rassembler un gros dossier de documents sur
le fait divers (coupures de presse, actes du procès, témoignages
familiaux divers).
Je
suis arrivé là-dedans équipé d’un doute sur la possibilité
même de la narration romanesque (Zola/Guilloux, disons) et la
certitude qu’aucun livre ne s’écrit si aucun phrasé abstrait
(une sorte d’énergie à la fois musicale et plastique) ne
l’emporte d’abord vers un destin de lui-même ignoré.
J’ai
longtemps différé l’écriture de ce livre. Sans doute y avait-il
une inhibition forte. Difficile d’une part d’oser le geste
d’appropriation du projet paternel (l’histoire du crime). Et
d’autre part de s’essayer ainsi à la narration (roman). Il me
fallait un phrasé embrayeur pour emporter l’obstacle. Il a mis
longtemps à surgir (à disposer de sa puissance de traversée — de
levée de l’inhibition). C’est le phrasé de la menace (le cri de
la vieille : «j’vas t’couper la quéquette !») qui a
mis la machine en route et commencé à traiter la pâtée onirique
(le scénario criminel répété) qui nourrit les premières pages
écrites (puis est recrachée, à intervalles réguliers, comme
obsession bouffonne).
Et,
c’est ce même cri castrateur qui d’une certaine façon a
paradoxalement annulé du même coup les pages de Commencement
(82/89) qui exposent pourquoi je ne parviens pas (ni sans doute ne
désire parvenir à) faire un « roman ».
Bien
sûr, c’est du « roman » d’un genre un peu spécial. Tout est
écrit à partir de (= point d’origine et aire d’arrachement) la
« poésie ». C’est du roman plutôt comme La
Chanson de Roland est
du roman : de la phrase (narrative, descriptive, scénique,
dialoguée) fondue en phrasé (rythmique, assonancé, construit par
leitmotive).
Mai 2002
Poésie :
le vers (versus :
renversé, suspendu, explicitement discontinu) coupe, condense,
scande court. La prose (prorsum)
file tout droit, le discontinu y travaille par-dedans, elle englobe
(comme une éponge) à peu près tout. Et roule dans le tempo long (y
compris pour ce qui est du temps même de l’écriture : la
durée des séances). Quant aux «poèmes» ici et là inclus dans le
texte, ils sont le plus souvent parodiques (burlesques ou écrits «
à la manière » de Christian Prigent !).
Au
bout du compte… Le matériau que traite ce travail en cours, sans
doute qu’aucun « poème » ne pouvait l’accueillir ni même le
traverser. Impossible d’en faire autre chose qu’une sorte de «
roman ». Mais ça veut dire seulement que le roman n’a pas pour
moi d’autre forme que l’éponge que je viens de dire :
capable de tout absorber (l’autobiographie plus ou moins fantasmée,
les vues torves sur le monde, la bibliothèque, etc. — et la
parodie carnavalesque de chacun de ces sujets possibles). D’où la
nécessité de le (le roman) formaliser d’autant plus : dans
sa composition (leitmotive, structure fuguée, etc.), dans le
creusement en boucle de ses thèmes, dans sa phrase (une sorte de
langue populaire totalement inventée) et dans son phrasé (la
régulation des rythmes, par exemple).
Juin 2002
La
mémoire : entonnoir (v)
Au
goulot : la prise d’écriture, qui essore (condensation) puis
rediffuse : pomme d’arrosoir (^).
Ça
donne deux triangles tête bêche (v
sur ^):
un X,
ou un sablier — c’est le livre.
Juin 2002
Lieu-dit :
La
Mare mêlée
(aujourd’hui : RN 12 quatre voies et Station Service TOTAL =
rien).
Épisodes
à sortir de là, orchestrés par le don de ce la.
Nom
fortement fantasmogène. Comme une poussée allégorique. Le livre
doit mêler, être une mêlée. Clairs-obscurs violents dans la mêlée
noire (mémoire). Écriture comme remontée, traverse, brassage,
refonte de la mêlée : mare mêlée, avec les cercles d’ondes
et les bouillons de poissons et d’herbes, au fond.
Les
documents, les photos, les lettres, ont brûlé. Ou la rivière
débordée les a noyés. Eau + feu : c’est le réel, le crime
contre le corps visible et le sens fixé par l’histoire.
Écriture :
crime de sens.
8
août 2002
Personnages
et paysages décrits, paroles restituées, scènes écrites sont des
fragments de « mondes » (ou de « temps » ?) mis dans
une boîte de perspective (les Perspektivekasten — ou « peep-show
» — de Samuel van Hoogstraten) et vus par le trou minuscule où
l’œil se colle. Dans la boîte, tout est miniaturisé et
anamorphosé. Les perspectives sont à la fois aplaties, raccourcies
et démultipliées en facettes de miroirs (faux plat). Couleurs :
héraldiques (c’est-à-dire symboliques, non naturalistes). D’où
la récurrence du lexique des blasons : c’est le code adéquat
à ces choses qui apparaissent entre un profond flux de langue
sonorisée et des images serties/plates (surfaciales). Le « petit »
et le brisé/divisé (facettes) sont des facteurs de rythme (de
vitesse). Phrasé = concentré héraldique de cette vitesse.
18
décembre 2002
Après
acquisition d’un nouvel ordinateur… Remis tout GMQ
en page et gravé le tout sur CD. Tous les chapitres (sauf le
dernier : à faire) sont peignés, imprimés, gravés. Me mets
dès demain au dernier chapitre : Complies
(dormition
de Grand-mère).
Et ce sera fini, ça va faire drôle. Mais je me donne encore deux ou
trois mois pour laisser un peu reposer et reprendre le tout pour
serrage des boulons.
19
décembre 2002
Pas
de GMQ
aujourd’hui, ou si peu… Vagues notes pour lancer le dernier
chapitre et collage de petits documents photocopiés : la truie
suppliciée après le procès de Falaise, le Matisse de 1911 (La
Conversation),
la photo des grands-parents posant devant la ferme, etc.
Envoi
de 5/6 pages du chapitre Sexte
à Hervé Castanet, qui me demandait un texte pour Il
Particolare.
Le
livre règle ma vie. C’est bien : elle m’angoisse moins.
Gestion sans trop de trous de la solitude. D’où que je suis très…
colmaté.
Mais
la plongée, depuis près de deux ans, dans GMQ,
ça n’ouvre pas… aux autres. Ça n’ouvre que par dedans —
vers la mémoire. S’arracher à ça n’est pas facile. Et ça met
du mur, très opaque, entre le monde et soi.
Manuscrit
là, en tas : impressionnant (je ne préjuge pas de la qualité,
bien sûr — sauf à savoir que personne n’écrit comme ça :
c’est déjà un point).
8
janvier 2003
4
h sur GMQ.
Froid cruel dehors (-10 la nuit, guère plus le jour). Belles fleurs
de givre sur les carreaux. Cheminée flambe à fond. Et le chauffage
central ronfle : pas tenable autrement.
Le
travail recentre, apaise. En tout cas fixe l’angoisse, relativise
les inquiétudes. Même si creuse des angoisses, aussi — d’autres.
Rien que du banal : à quoi ça servirait, écrire, sinon à
ça : symboliser, mettre à distance convenable affects et
torturations variées, détourner et figer les courants douloureux.
Que ça fasse des livres, au bout du compte, n’est rien, ou,
presque. Je sais, sens, cela, de mieux en mieux. Et que je ne suis,
décidément, « bon qu’à ça ». Quoi qu’il en soit de la
valeur de ce « ça » qui vient comme un résidu au bout du
parcours.
9
janvier 2003
En
ce moment (ça a à voir avec ce foutu bouquin), besoin radical,
impératif, criant (criant en moi, comme la voix dans le désert) de
silence/solitude/tranquillité extérieure. Tout en moi nourrit
cela : silences obstinés, incapacité de penser en terme de «
futur », libido en berne ou fantasmastiquée bidon, campement dans
un drôle de présent qui n’est pas celui de la « vie » que je
mène (elle est réduite à presque rien de réel) mais celui des
heures que je passe à traverser la matière dont le livre se nourrit
(en me vidant à mesure).
Ce
n’est facile ni à comprendre (je ne le comprends qu’à peine),
ni à admettre (je ne l’admets que dans les moments où je
travaille effectivement ; à côté, c’est beaucoup de
stupéfaction, de culpabilité, de sensation d‘irréalité
schizoïde, de conscience de n’être à la hauteur de rien de ce
que la vie « normale » suppose, voire exige).
Je
ne tire de cela aucune vanité (qui, par exemple, me ferait mépriser
toute autre forme de pensée, de travail, d’écriture, de vie).
C’est tout le contraire : perplexité, voire une sorte de
honte rampante. Je suis installé dans la « cure d’idiotie
». Intelligence théorique très en… vacance.
Mais
je suis moins que personne assuré que l’intelligence et le savoir
sont ce qui rend un homme digne de porter ce nom (d’homme). Mon
intelligence et mon savoir ne m’apportent rien de ce qui
ressemblerait à du « bonheur ». Ils ne me rendent pas
spécialement « humain » (au sens social et convivial du terme).
Ils m’aident à vivre, certes. Mais c’est seulement parce que
c’est la matière dont je suis fait (dont je me suis fait, aussi),
ce qui fait que je fais… corps. Sinon, c’est aussi une croix,
parfois lourde à porter, et dont l’aura fait autour de moi plus de
vide que de lien — d’autant que je n’en tire guère, au
quotidien de ma vie, de bénéfice social.
12
janvier 2003 (dimanche)
Pas
de sabbat ni de jour du Seigneur pour les « horribles travailleurs
». Six pages GMQ
aujourd’hui.
Je suis dans un champ de maïs au soleil couchant, juste avant
l’arrivée — ce sera demain — à l’hôpital de Moncontour, là
où j’allais voir ma grand-mère Louise Lucas à la fin de sa vie.
Elle, elle n’était plus là, déjà. Mais perdue dans ses mondes
d’avant : Lohuec, Berck — et ne me reconnaissant pas
toujours.
Un
peu de mal, le matin (je bricole courrier, etc. — pour différer le
moment d‘affronter GMQ).
Idem après le déjeuner (mots croisés, un peu de lecture,
somnolences malsaines). Puis (c’est désormais toujours vers les 15
h, une fois l’angoisse devenue vraiment insupportable) plongée
dans le texte, dont je sors vers les 20 h — plus bon qu’à
m’affaler devant quelque chose de bien nul à la TV, après
ingurgitage sur le pouce de... n’importe quoi. C’est réglé, ce
déroulé, comme papier musique, même si les instruments grincent
souvent.
13
janvier 2003
État
actuel de « Complies » : 25 pages. Ça avance. Aujourd’hui :
peu — car travaillé surtout sur ce qui était déjà écrit.
Pensais arriver aujourd’hui à Moncontour. Mais non. Le maïs m’a
ralenti. Dialogue avec lui, qui envahit tout des paysages bretons
plus compartimentés, plus variés et plus frugaux de mon enfance. Et
récriminations, déplorations, appel épique aux sangliers vengeurs.
Il
faut à la fois nourrir le texte (l’enrichir, l’épaissir) et
l’amaigrir (le serrer, le clarifier). Simplifier ici, compliquer
là. Et régler rythmes, ponctuations. C’est lent, microscopique
souvent, voire un peu maniaque. Beaucoup encore à faire, sur ce
point. Mais, tel que c’est, ça me va déjà en gros. Après la
pause pipi dans le champ de maïs, je (en 2 CV) file vers l’hôpital,
c’est pour demain.
14
janvier 2003
Travail
sur GMQ :
quatre heures. Scène « hôpital » à lancer : pas facile. Ton
juste : périlleux, bancal — entre enjouement stylistique et
cruauté de… l’expérience remémorée. Trouver la tension
formelle ambivalente qui maintienne ça (cette contradiction) en
l’état : figeant le rire, moquant les larmes.
Pleurs
nocturnes. Toujours les démêlés avec les parents, l’angoisse de
désamour, etc. Ma mère, la permanente menace de ses mépris, de ses
haines, de ses condamnations, sa puissance infernale de
culpabilisation. Pourrit ma vie. Banal. Mais douloureux, répété
sans fin.
GMQ
tente de détourner ça, sans doute. À sa façon, en occultant « la
mère » derrière « la grand-mère » (les bretons aiment Sainte
Anne, plus que Marie). Comme une sortie de l’œdipe (de la
crispation et de pataugeage dans la colle œdipienne). Une
désaffectation cosmético-comique du lien œdipien (bouffonnement
carnavalisé dans le chapitre sur la hyène phallique). Et une
remontée vers… plus loin (vers la puissance de la dictée
génétique (?)).
L’enfance
(sa trace en l’adulte) = lieu de ça (de cette bagarre).
Littérature
(digne de ce nom) = affrontement catastrophique à l’innommable.
Enfance =
temps-espace (immensément présent dans l’adulte) où l’imminence
constante de l’innommable (aux deux sens : l’énigmatique
ignoré / le monstrueux menaçant) est le fait massivement objectif —
dans le réel comme dans ce qui symboliquement tente de le cadrer.
Dans
GMQ,
le breton de la grand-mère est d’une certaine façon (anecdotique
et parodique) la langue de l’innommable : lui sert à dire ce
qui ne doit pas se nommer aux oreilles de l’enfant.
15
janvier 2003
Lycée
(à l’aube grise). Puis GMQ,
un peu après 15 h. Je suis comme une mécanique têtue, ou le bœuf
assidu à la charrue. Mais je vois le bout : je pense réussir à
boucler le dernier chapitre pour début février. Après : plus
peinards, la technique, le rabotage stylé (ou tentative de).
16
janvier 2003
Journée
lycée. Réussi quand même à griffonner (carnet) quelques petits
trucs pour lancer le travail de demain matin (fin de la scène de
l’hôpital, puis mort de grand-mère).
De
quoi ça parle (ça, ce livre, mes livres en général) ?
Osons : du réel.
Souvent dit. Je le redis, martèle, n’ai sûrement pas fini de le
ressasser (il n’est pire sourd…). Je pars de ceci, qui concerne
empiriquement chacun TOUS les êtres parlants : qu’aucun des
discours positifs (science, morale, idéologie, religion…) ne rend
compte de l’expérience que nous faisons intimement, chacun pour
notre compte, du monde (de la manière dont le réel nous affecte).
Parce que le monde (le monde dit « extérieur » (société,
politique, histoire) et le monde « intérieur » (nos «
cieux du dedans » : mémoire, inconscient, imaginaire) ne nous
vient pas comme sens, mais comme confusion, affects ambivalents,
jouissance et souffrance mêlées, chaos, fuite, polyphonie insensée.
C’est de la conscience (sensation ?) à la fois voluptueuse et
inquiète de cela (de ce défaut des langues constituées et
instituées) que naît selon moi le besoin de faire littérature
(poésie) — c’est-à-dire de trouver des modes de symbolisation
pour cette expérience pourtant stricto
sensu
innommable (hors sens) qu’est l’expérience du « réel ».
18
janvier 2003
Impression
d’être coupé d’à peu près tout. Tout, en moi, est retranché.
Ou : tout s’est retranché en moi. Le livre en est la cause.
Mais du plus profond, du plus ancien, derrière, aussi, certainement.
Car si le livre s’est installé à ce point dans ma « vie »,
c’est que la vie le voulait, de plus loin que le livre. Je n’en
comprends pas plus que cela. Et ne dispose d’aucune force pour
aller contre. Si je m’y essaie, le résultat est : « absences
» et « transparences ». Ou pire : des irritabilités
liées à la sensation d’un empêchement d’être comme en ce
moment j’ai besoin d’être : seul, muet, atone.
19
janvier 2003
Travail
toute la journée. Après le latin scolaire, puis nourriture vite
fait : GMQ.
Gros travail. Des corrections. Sept pages nouvelles. Je vois la fin.
Grand-mère est morte. Je retourne au grenier pour les dernières
vues, de haut, sur le soir qui tombe et la fin du livre.
20
janvier 2003
Matin :
lycée. P. m : GMQ.
Dernière ligne droite : l’ultime fin est écrite — il y a
juste une couture de deux ou trois pages à faire entre ça et les
pages écrites pendant le week-end).
21
janvier 2003
GMQ
(première version de bout en bout), c’est fini. J’ai cessé le
travail à 17 h 05. Deux ans de rédaction, dont les 8 ou 10 derniers
mois à la cravache. Et, bien avant, les notes prises depuis 1999 au
moins dans le « Carnet du Perche » : les figures de Paumier,
de Boblet le boucher, l’anecdote du bœuf perdu, etc. Quatre ans,
en gros.
Demain,
je vérifie ce qui reste dans les carnets et je commence à entrer
les corrections faites un peu partout depuis des semaines. Puis
j’imprime l’ensemble (environ 400 feuillets ?). Tout ça
devrait prendre 4 ou 5 jours (séances).
Ensuite :
latence (que j’occuperai — gare au vide ! — en préparant
ma conférence sur Philippe Boutibonnes, pour les Beaux Arts du
Mans). Et je m’y remettrai, sans doute vers la mi-février, pour
revoir l’ensemble. Mais je ne bougerai sans doute rien de
fondamental. Je crois que ça tient ainsi, que l’emportement phrasé
est juste. Ce qui n’empêche pas l’angoisse face à la…
réception — et d’abord celle de Paul Otchakovsky.
Avril 2003
Corrections
éparses et refonte d’ensemble : du 22 janvier au 10 mars
2003.
Révision
finale de la version n° 2 : du 12 mars au 23 mars 2003.
Manuscrit
remis à POL le 31 mars 2003.