jeudi 6 février 2014

Réel : point Prigent, par Fabrice Thumerel (Traversée Prigent #3)

En avant-première, voici une présentation un peu développée de ma communication prévue pour le colloque de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er la langue".

 

Réel : point Prigent.
(Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)



Dans la première version de L'Incontenable (P.O.L, 2004) intitulée Réel : point zéro (Weidler Buchverlag, Berlin, 2001), Christian Prigent formule cette définition qui a fait date : « J'appelle
"poésie" la symbolisation paradoxale d'un trou. Ce trou, je le nomme "réel". Réel s'entend ici au sens lacanien : ce qui commence "là où le sens s'arrête". La "poésie" tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues ». Et de compléter cette conception négative du travail poétique entendu au sens large du terme, c'est-à-dire par delà les frontières entre les genres institués : « la poésie vise le réel en tant qu'absent de tout bouquin. Ou : le réel en tant que point zéro du calcul formel qui fait texte » (p. 11). En milieu prigentien, ce réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture).

Il s'agira ici d'étudier la façon dont l'ôteur, dans les fictions ressortissant à la « matière de Bretagne » (Commencement, Une phrase pour ma mère, Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino), dépasse l'antinomie entre formalisme et expressionnisme pour aboutir à un réalisme critique qui consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement, au travers de ces prismes que sont les tableaux de grands peintres, les textes des bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine ou populaire) et les discours les plus divers.


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Si réalisme il y a dans les autopoéfictions, c’est bel et bien d’un réalisme discursif ou, plus largement, d’un réalisme textuel dont il convient de parler : le langage ne pouvant que renvoyer au langage - selon le principe de l’isomorphisme -, la seule réalité que l’on puisse reproduire est d’ordre linguistique. Entre l’écrivain et le vécu s’interpose ainsi tout un jeu de codes linguistiques et romanesques, un vaste polypier discursif/textuel emmagasiné dans sa mémoire affective et littéraire.

Cet effet de prisme est le propre d’une modernité qui commence avec le constat que le réalisme mimétique est un leurre : il ne saurait y avoir de saisie immédiate du « réel », ce dehors étant
inaccessible au parlant ; autrement dit, notre présence au monde ne peut qu’être négative, dans l’exacte mesure où notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps. Dans cette perspective, « le réel est une sorte de complexe énergétique venu en travers de la résorption verbale et la débordant de partout » (Christian Prigent, quatre temps, avec B. Gorrillot, Argol, 2009, p. 113). La conscience que notre expérience ne saurait être traduite « en parler pigeable par la société de conurbation » et que, par conséquent, il faut se consacrer à la « tentative d’exploration du trop qui vous troue », dans la lignée de Ponge, Christian Prigent la nomme rage d’expression (Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 261). On peut y voir une nouvelle forme de réalisme subjectif, un réalisme sensoriel : « On synthèse images via odeurs, bruités, sensations en vrac. On peint avec ça du blason serti, en couleurs chromo » - et ça donne Demain je meurs (P.O.L, 2007, p. 163).

Dès lors que nous vivons entouré des histoires que nous nous racontons, notre rapport au monde est médiatisé : « la petite lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique, c’est ma tête à moi » (p. 20). Un passage de Demain je meurs nous égare dans le labyrinthe des représentations de représentations : « Elle me confie en bénédiction, par du signalé de Braille sans le son, ce que dit son Maître qu’un Maître avait dit qu’il tenait d’un Maître qui le lui confia comme vérité pure confirmée par maints Maîtres et Gourous [...] » (p. 30). Le « réel », c’est ce qui excède nos représentations, se situant dans un en-deça ou un au-delà. Ce que nous tenons pour la réalité n’en est que la représentation spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie » (Les Enfances Chino, P.O.L, 2013, p. 77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut que se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt il dira qu’on lui a dit que quelqu’un disait qu’on lui avait dit et au bout du dire y a plus comme causeur qu’une tête d’épingle [...] » (267)…

Comment faire face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le réalisme critique de Christian Prigent consiste à prendre le parti de l’objet narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique,
polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.

La vérité/réalité étant inatteignable, Demain je meurs en donne une vision « multifocale » (cf. p. 163), kaléidoscopique... D’où, à proprement parler, une véritable mise en scène(s) : le texte orchestre dix chapitres dont les titres offrent des vues, vision et « flashes en rétro », en plus d’un « carnet de croquis (vu à la lorgnette à la Fête de l’Aube) » (pp. 151-153), de tous les flashes et flash-back internes se rapportant à la petite ou à la grande histoire, comme des « scènes de » (« scènes de sa vie militaire », pp. 105-107) et des nombreuses vignettes (par exemple, « Vignettes en vite fait », pp. 322-327)... Que retient-on d’une vie, hormis des images et des saynettes éclatées ? La continuité réaliste, que met en œuvre le récit linéaire et chronologique, se trouve remise en question : Demain je meurs juxtapose des tableaux plus ou moins troubles en précipité ou « en croqué vif » (p. 141), des poèmes en vers de mirliton et diverses digressions.

lundi 3 février 2014

Christian Prigent, L'Archive e(s)t l'oeuvre e(s)t l'archive / Réouverture pour inventaire 2/2 (Traversée Prigent #2), par Fabrice Thumerel


 Christian Prigent au Palais des Beaux-Arts de Lille en novembre 2013

Christian Prigent, L’Archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive, Supplément à la Lettre de l’IMEC, coll. "Le Lieu de l’archive", hiver 2012, 32 pages.

A l’occasion du dépôt de ses archives à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC), Christian Prigent a écrit cet opuscule qui permet de faire le point sur sa fabrique scripturale comme sur son rapport à la Bibliothèque et à la critique génétique : après le volume Christian Prigent, quatre temps, voici donc le deuxième volet de la réouverture pour inventaire. De quoi s’agit-il ? Celui qui n’a jamais fait part du moindre intérêt pour la question des archives distingue trois types de documents : un dossier lacunaire comprenant brouillons et états divers de ses manuscrits ; les archives dites "familiales" (photos d’enfance et lettres essentiellement) ; des archives sonores et textuelles concernant les avant-gardes et les écritures expérimentales depuis les années 70 (cassettes audio, revues, affiches et programmes de multiples manifestations et colloques…), auxquelles s’ajoutent un ensemble étiqueté "socio-politique", qui témoigne du contexte des années 50-60 et des activités paternelles au sein du PC. Nous attend une surprise de taille : celui qui a fait son entrée dans le champ littéraire en un temps qui proclamait la mort de l’auteur n’est pas prêt à renoncer aux privilèges de l’auctor.

L’ethos prigentien ressortit au relativisme moderniste : dès lors que notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps, notre présence au monde ne peut qu’être négative et il ne saurait y avoir de saisie immédiate du "réel" ; notre rapport au monde étant médiatisé, nous ne percevons la "réalité" qu’à travers le prisme de nos représentations, de matériaux symboliques qui constituent notre culture spécifique ; aussi sommes-nous structurés par les discours socioculturels et les textes les plus variés qu’a emmagasinés notre mémoire affective et littéraire. D’où une écriture qui exhibe ses matériaux (notamment dans les dernières autopoéfictions : Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino) : écrire, c’est se confronter à ces archives qui nous informent.

Au reste, Christian Prigent revient sur ce qu’il appelle son "bricolage formel", c’est-à-dire la manière dont il travaille ces matériaux, allant jusqu’à préciser les cinq étapes du processus : "sélection / extraction / insertion / articulation / transformation" (p. 18). Plus précisément, dans les années 70-80 (années TXT), il crée des polyphonies au moyen de collages et d’une pratique du cut-up qui se veut ludique et critique (la visée éthique/politique prévaut sur le seul aspect technique : cf. "Morale du cut-up", dans Une erreur de la nature, P.O.L, 1996, p. 70-78) ; d’où cette différenciation vis-à-vis de William Burroughs : "Mon matériel documentaire est d’une tout autre nature : autobiographique, enfantin, rural, élégiaque. Il y a cut-up puisqu’il y a découpe, prélèvement et remontage des bribes découpées. Mais la manipulation rhétorique (homophonique, etc.) et l’effet (essentiellement comique) recherché sont radicalement différents de ce que produisaient le pathos socio-critique et la dramatisation du cut-up à la Burroughs" (17). Mais depuis une bonne vingtaine d’années, il insiste sur ce qui fait tenir les textes : "Un livre tient pour autant qu’un phrasé, semblable à nul autre, y lie l’hétérogénéité du matériau documentaire (l’histoire, la culture, les affects, les fantasmes, les temps et les espaces divers) et la complexité formelle (intertextualité, montage, disparate générique, malaxage rythmique…)" (18). Dans cette optique d’un formalisme avant-gardiste qui confère de la valeur à la notion différentielle d’"écriture", le matériau n’existe qu’archivé dans l’œuvre.

Et l’écrivain de réaffirmer la spécificité de l’œuvre : "Une œuvre ne se constitue que contre son archive : elle est le résultat d’une force de transformation et d’accomplissement de l’archive en autre chose, de sub-lime [...]" (20-21). Ce faisant, il fait prévaloir le texte concerté (l’œuvre) sur l’avant-texte, mettant en valeur le processus maîtrisé par l’auteur. Pour lui, la démarche génétique va à proprement parler à contre-sens : s’orientant du texte vers l’avant-texte, à savoir de l’accompli vers l’inaccompli, du sublime vers le laborieux, elle nie le travail de hiérarchisation esthétique et de création originale. En fait, l’essentialisme textualiste s’oppose à la méthode génétique au nom de l’irréductibilité littéraire. Seulement, dès lors qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de célébrer/mythifier le "génie créateur", peut-on réduire toute explication à une réduction de l’œuvre ? Evitant désormais les excès positivistes, les égarements finalistes ou la tentation naïve de trouver dans l’avant-texte l’authenticité ou le sens ultime du texte, et bien que parfois laborieuse et peu enthousiasmante, la critique génétique met l’accent sur les logiques d’écriture, les processus d’élaboration d’une écriture singulière. Par ailleurs, contre une doxa toujours prompte à hypostasier écrivain et écriture, la sociogénétique procède à l’objectivation par relativisation historicisante : toute position ne prend sens que par rapport à une trajectoire dans l’espace littéraire et à l’histoire de ce champ ; c’est ainsi que le dossier génétique permet d’étudier comment chaque œuvre se définit par rapport à l’histoire littéraire et l’espace des possibles contemporain (ensemble des normes et valeurs établies dans un état du champ). Or, si l’écrivain n’a pas à céder aux assignations savantes ni à tous types de jugement de valeur, sa "liberté créatrice" est-elle menacée par une démarche qui démontre l’originalité d’une position ? Quand on fait partie des rares à écrire non pas tant pour le public que pour et devant la Bibliothèque, c’est-à-dire à ne pas se contenter d’un espace de réception immédiat pour se situer dans une histoire, qu’a-t-on à craindre d’une perspective historicisante ?