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vendredi 30 mars 2018

[Actualité] Nouvelles prigentiennes

AGENDA

 A Binic : le samedi 31 mars et le dimanche 1er avril, au Festival « Les Escales », 2 Quai de Courcy, 22520-Binic (secretariatdesescales@gmail.com). Signature, lecture, discussion.

Samedi 07 avril, à 18 h, à la Maison de la Poésie de Paris, 157 Rue Saint-Martin, 75003 Paris (01 44 54 53 00). Autour de Christian Prigent, Trou(v)er sa langue, actes du colloque de Cerisy « Christian Prigent ». Table ronde avec Alain Frontier, Bénédicte Gorrillot, Christophe Kantcheff, Fabrice Thumerel. Lectures avec Vanda Benes et Charles Pennequin. Réservation : ici.

Avant des lectures détonantes, la soirée débutera par une table ronde où, en synergie avec Christian Prigent, quelques participants au volume collectif issu du colloque de Cerisy aborderont de façon inattendue l’œuvre majeure de cet escripteur qui troue le mur des discours dominants qu’on appelle « réalité », ce Moderne carnavalesque à la sauce TXT qui dégèle Rabelais pour parler caca, ce sexcriveur qui aime taquiner un Eros cosmicomique...

18h - Table-ronde avec Alain Frontier, Bénédicte Gorrillot, Christophe Kantcheff, Christian Prigent & Fabrice Thumerel
20h - Lectures de Charles Pennequin et du duo Christian Prigent & Vanda Benes
    
À lire - Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Hermann, 2017.
Christian Prigent, Ça tourne. Notes de régie [Carnets de Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et de Météo des plages], éditions de l'Ollave, 2017.
- Chino aime le sport, P.O.L, 2017.
Charles Pennequin, Les Exozomes, P.O.L., 2016.



A Caen : le samedi 14 avril à 17 h, à l’Artothèque, Palais Ducal, Impasse Duc Rollon, 14000-Caen (02 31 85 69 73). Lecture et discussion. Avec Vanda Benes.

Publications
↳"Indésirables" (sonnets), dans les quatre derniers numéros de la revue en ligne Catastrophes.
↳"Chino en mai" : sur Sitaudis, un extrait inédit du Journal de Prigent sur mai 68 qui ne manque pas de piment...
↳ Fin mai 2018, TXT renaît de ses cendres pour un nouveau numéro, le 32e de la collection : sur les 800 exemplaires, beaucoup sont déjà réservés... Il est donc temps de commander en utilisant le bon de commande ci-dessous. Et le 33e numéro est déjà sur les rails !
↳ Christian Prigent, Ça tourne. Notes de régie, éditions de l'Ollave, coll. "Préoccupations", 2017, 70 pages, 14 €.

Ce volume qui emprunte son titre et son sous-titre au cinéma reprend les extraits des Carnets de Grand-mère Quéquette et de Demain je meurs qui avaient d'abord été publiés sur ce blog. La belle édition que propose L'ollave ajoute ceux de Météo des plages. De cinéma il est bel et bien question :

Bresson : "ce qui est beau au cinéma, ce sont les raccords, c'est par les joints que pénètre le cinéma".
Je démarque : ce qui est beau en poésie, ce sont les raccords/rimes, c'est par les joints que pénètre le poétique (le mouvement, le rythme).


On y trouve par ailleurs ce genre de confidence : "Un monde inouï est en instance d'épiphanie dans l'effort au style. Je n'aurai jamais rien écrit qui ne guette cette épiphanie et ne s'efforce de créer les conditions de son effectuation. Rien écrit, ni même, d'ailleurs, rien... vécu" (p. 55).

↳ "La Poésie sur place", entretien de Christian Prigent avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Olivier Penot-Lacassagne & Gaëlle Théval dir., Poésie & performance, éditions Cécile Defaut, janvier 2018, p. 175-187.

Avant tout on retiendra l'analyse de son positionnement dans l'espace des possibles des années 80 (la sociologie bourdieusienne a laissé des traces) : il fallait au jeune poète se démarquer de la performance non verbale, de "l'horizon naturaliste des poètes sonores", de "l'expressionnisme des poètes beatnicks" et de Bernard Heidsieck. Suit sa propre conception de la performance : "Si le public assiste à quelque chose, c'est à un combat d'intensités dans les mots liés, déliés et re-liés par des articulations dynamisées. [...] le surgissement des significations dans la violence du combat des phrases (syntaxes, scènes) et des phrasés (respirations, portées rythmiques et sonores) est pour lui mis en scène, effectué sur place : voilà ce que j'entends par "performance" " (p. 185).

↳ "Comme un éclair dans un ciel fané", entretien de Christian Prigent avec Olivier Penot-Lacassagne, dans O. Penot-Lacassagne dir., Beat generation. L'inservitude volontaire, CNRS éditions, mars 2018, p. 293-301.

N'appréciant pas tout le folklore autour des beatnicks, Christian Prigent insiste sur la révélation que
fut pour lui la découverte de Ginsberg à vingt ans : "C'est beaucoup plus difficile de faire de la poésie avec des contenus et un lexique non a priori "poétiques". Mais c'est aussi une chance de faire plus juste (vrai) et plus frais (neuf). La poésie des Beats, c'était cela qu'elle faisait. Pas seulement parce qu'il y avait des obscénités, des trivialités blasphématoires et des déclarations transgressives, mais parce que cette poésie mettait à bas l'idéalisation congénitale du processus poétique" (p. 296). De Burroughs il retient le fameux cut-up (découpage-montage-collage) et la sortie du style comme originalité du créateur.
Mais il finira par trouver leur poétique trop lyrique.



mercredi 20 juillet 2016

[Recherche] Laurent Fourcaut, Les Enfances Chino de Christian Prigent : une épopée de l'écriture du réel

En avant-première, avant parution dans la revue Littératures dirigée par Sylvie Vignes (Presses Universitaires de Toulouse-Le Mirail) - que nous remercions.

Dessin à partir de Goya (Carnet Prigent : archives de l'auteur)



Le sublime est en bas.
Victor Hugo, « Les Malheureux »

[…] viendront d’autres horribles travailleurs […]
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871

Où va ton désir, Chino ? (p. 27)



Les Enfances Chino1, paru en 2013, est un des derniers livres en date de Christian Prigent2. Né en 1945, il demeure le représentant d’une intransigeante avant-garde littéraire. Auteur de romans, de poèmes et d’essais critiques, Christian Prigent s’attache, livre après livre, à approcher tant bien que mal cet impossible : faire entrer quelque chose du Réel, au sens lacanien du non symbolisable, dans la littérature. Impossible, puisque la littérature, œuvre de langage, relève du Symbolique. En d’autres termes, il s’agit de rendre l’écriture perméable à son dehors même. L’écrivain corrobore en cela la radicale définition de la littérature que Roland Barthes proposait dans ses Mythologies en 1957 : « La Littérature ne commence pourtant que devant l'innommable, face à la perception d'un ailleurs étranger au langage même qui le cherche. »3 Et met en œuvre sa propre conception du littéraire : « La littérature de Denis Roche […] est réaliste si le réel, comme le suggérait Lacan, est l’impossible et si le fait qu’il soit l’impossible est la condition du désir qui pousse à le pénétrer par la langue et à en jouir au bord d’une angoisse mortelle »4.
Poursuivant, après Une phrase pour ma mère (1996), Grand-Mère Quéquette (2003) et Demain je meurs (2007), l’entreprise qui consiste à passer le matériau biographique au moulinet de cette paradoxale mais indispensable écriture du réel, il invente, dans Les Enfances Chino, une sorte d’épopée inversée, picaresque, en ce que le « héros », « Chino le héros » (p. 15) – c’est lui-même, le petit Breton de Saint-Brieuc –, fait l’expérience multipliée du bas, de tous les bas, social compris, espace des « gueux » (p. 18). Le monde qu’il voit, et qui s’écrit tel qu’il le voit, le perçoit, le sent, l’éprouve, est intensément et plastiquement matériel. Aussi l’écriture se fait-elle à son tour la plus matérielle possible, désarticulant sa syntaxe, malaxant ses signifiants, subordonnant son rythme à celui, respiratoire et palpitant, du corps.


  1. La matière d’une histoire de Bretagne, entrelacée à l’Histoire. Son traitement narratif
Les Enfances Chino est un « roman » – telle est l’indication générique qu’on peut lire sous le titre – qui travaille un matériau clairement biographique. L’écrivain y évoque sa préadolescence entre ses père et mère, ses grands-parents, ses camarades, les gens de son quartier, un quartier populaire de Saint-Brieuc, Robien. Sa relation à ses parents, telle qu’elle s’y trouve rapportée, est fortement marquée par l’œdipe ainsi que l’atteste, notamment, une image aussi insistante qu’effrayante de la Mère, celle de la sorcière, image qu’on ne manquera pas de décrire et d’interroger.
Voici comment l’écrivain lui-même évalue la dimension autobiographique de son œuvre : «  […] je n’écris pas “sur” mes proches : je rebâtis un monde avec des bribes de ma vie et de la leur – et avec bien d’autres choses aussi, qui relèvent de mon imaginaire, de ma culture et de mon désir de faire “art” (de styliser un matériau). »5
Le temps narré déborde du reste la période « fin des cinquante » (p. 195). Des anecdotes ponctuent le récit, par exemple la mort de Pablo Pilar, acrobate du cirque local, celle de François Le Floc’h, au cours d’une partie de pêche, ou encore l’épisode assez drôle où la mère de Chino, profitant de l’absence de son mari, venu à Paris suivre une formation pour les cadres du Parti communiste dont il est un membre très actif, se rend au théâtre municipal, emmenant avec elle Chino tout enfant, voir une opérette, La Fille du bédouin. Las ! le père de retour découvre le pot aux roses, et s’emporte contre sa femme, coupable de s’être fourvoyée dans un spectacle à caractère colonialiste.
Périodiquement, « [l]’Histoire » (p. 35), la grande, vient se manifester, mais Chino n’est pas encore prêt à en mesurer l’importance. La misère du peuple est évoquée à plusieurs reprises (pp. 18, 155, 235, 238-9), ainsi que l’exode rural (p. 328). Quant aux événements proprement dits, il est question de la Shoah (p. 471), de la Résistance et de la Collaboration (p. 507 sq.), de la guerre d’Algérie (pp. 36, 518 : « […] massacres en vrac comme d’hab en général, escadrons de mort ad libitum repetita, la chasse aux ratons, et Massu écrase pour rétablir l’ordre selon les bonnes feuilles dans Alger-la-Blanche. »), de l’accession de de Gaulle au pouvoir (p. 534). Mais l’Histoire bien comprise, c’est aussi l’arrivée des tracteurs (p. 169), l’apparition de magazines pour la jeunesse (p. 386) et la multiplication affolante des pin up dans les années cinquante : « An 56. Dieu crée la gonzesse6. Bardot crève l’écran avec du relief moulé au limon. Brigida paraît en buste à lolo. La Carol arbore l’avantage de carrosserie. » (p. 276). Et le début du règne délétère de la télévision : « Bientôt la TV. Tous à reluquer le monde même pour tous avec les babioles qui font saliver, l’homme-tronc qui dit l’info autorisée et ce que des choses il faut penser et les chouettes pétasses à se tortiller en culotte mince pour que la vie soit super en chromo. » (p. 237 ; voir aussi p. 387). C’est ainsi que « le monde change en douce » (p. 461).
Christian Prigent à Cerisy en juillet 2014
Quant au récit, il est pris en charge par un narrateur qui, épisodiquement, dit « je » et coïncide assez précisément avec l’auteur, puisque aussi bien on n’est pas loin de l’autobiographie – mais ce « je » n’est pas Chino, le protagoniste, pas tout à fait. Il y a toute la distance entre le personnage enfant puis adolescent et l’homme qu’il est devenu, et qui raconte. Le passage suivant le montre fort bien. Alors que Chino vient de se faire rabrouer sévèrement par les lavandières, le narrateur explique que l’enfant voudrait bien « passer rouleau de goudron opaque en zipp extra-large gros grain noir de Chine et zou ça clabote : fini la houspille. » (p. 31). Mais, ajoute-t-il : « Lui il ne peut pas, il est là planté avec sa vergogne devant les bonnes femmes qu’il a voulu voir et tout ce décor qui veut pas calter. Ça lui donne envie de pigner en douce. Il faudrait vite changer de sujet, motif ou d’aiguillon d’inspiration. Moi je peux : basta. » (id.). Le narrateur s’adresse à son personnage en lui disant « tu », de sorte que le récit passe constamment du « il » au « tu ». Fort de l’expérience acquise, il prodigue ses conseils au novice qu’il fut : « Écoute ton corps, Chino, il ne ment pas. C’est comme la terre car il en naquit quand tu fus Adam. C’était le bon temps, l’époque du limon. Il ne tient qu’à toi et à ton jarret de renouer avec. Oublie la spécule. Ratiocine pas. Ni ne procrastine. Confesse le présent. Habite cool ta constitution. » (p. 89). Ou le sermonne sans ménagement : « Et la ramène pas : on t’a pas demandé d’être là. Condense dans ton coin et mêle pas. Va pas réclamer souci spécifique et privilège pour ta pomme : t’es pas plus qu’une, et plutôt de terre. » (p. 195).
Le narrateur joue fréquemment le rôle de régisseur du récit, comme quand il fait le point sur le déroulement de l’histoire, sujette à de nombreuses digressions : « La situation est bien définie. En champ, c’est Chino qui monte son sentier. » (p. 73). Sa liberté dans la conduite du récit est totale. Il ajoute par exemple aux phrases précédentes : « Ici : aparté. Ça va pas très vite dans ces condensés cinématographiques. La bobine patine. L’écran floute aux bords à cause de la succion du hors-champ. » (id.). Non sans justifier sur le fond cette esthétique de la digression, et c’est cette fois à lui-même qu’il s’adresse, comme pour s’indiquer la voie à suivre, la manière à adopter pour capter quelque chose de l’épaisseur du réel : « Qui dévie digresse. Si tu ne digresses, tout résume en ligne, c’est abstrait, maigre et fluet : rien n’agit en façon de vraie sensation. » (id.).
Le recours à la métaphore du langage cinématographique est constant, dès l’incipit : « L’enfant Chino : zoom contre-plongée sur lui coin gauche en haut. // Shoot un : chaussette défaite, genou couronné, culotté court. [etc.] » (p. 11). Ou ceci : « Logeons momentanément l’œil de caméra dans celui de Fanch. » (p. 78). Façon sans doute pour l’écrivain d’exhiber la fabrique de son récit et par là de mettre à distance, dans une visée cathartique, une matière qui s’avère extrêmement chargée en affects ; ou, ce qui revient au même, de ne pas laisser le récit se prendre aux artifices naturalisés qui conditionnent l’illusion réaliste – car c’est le Réel décidément qui intéresse Christian Prigent : il s’agit de déchirer le plus possible l’écran des représentations qui l’occultent, le refoulent et le dénient.
Enfin, le narrateur remplit de façon à peu près continue une fonction d’analyse ou de commentaire de ce qui est narré, ainsi qu’on va pouvoir s’en assurer abondamment.

2. Un parcours initiatique 
    2.1 Parcours
Les 563 pages que comporte le récit retracent un parcours effectué par Chino. Spatialement, ce parcours le mène d’un point de départ, situé sur un « tertre » (p. 15), aux marges de la ville, à un point d’arrivée, un autre « [s]ommet » (p. 562), la colline d’en face. Dans le « Dossier » qui clôt le livre, l’auteur a placé un « PLAN » (p. 568) qui permet de se représenter schématiquement ce parcours. Il importe de noter que le périple de Chino l’a conduit dans une zone basse entre deux hauteurs : il y descend au commencement, il s’en dégage vers le haut à la fin. Car il aura fait ainsi l’épreuve du bas, de toutes sortes de bas, du limon, des matières, y compris des matières intérieures, qui le relient au monde matériel7. Du point de vue du temps, le parcours dure une après-midi, de midi à la nuit.
Que cette épreuve, effectuée au long d’un cheminement, ait un caractère initiatique, c’est indiscutable. En effet, parmi les trente-six chapitres qui ponctuent le récit, on note quatre « station[s] »8, chacune s’effectuant dans un oratoire9, sorte de petit temple voué à la piété populaire où niche un saint local, flanqué d’un « calvaire » (pp. 38, 79). On ne peut pas ne pas penser aux quatorze “stations” du calvaire du Christ, de son chemin de croix. En outre, le texte évoque des « rites d’initiation » (p. 202).
Reste à savoir quel bénéfice est escompté de cette traversée initiatique de tous les bas. Nous tâcherons de le dire à la fin, au bout de notre propre parcours dans l’œuvre.
Il faut citer le début de cette paradoxale épopée :
Chino le héros descend de son tertre dans l’indifférence à ces vérités [relatives à la rapide transformation en cours de la ville, qui saccage « la mémoire des luttes prolétaires et des espérances » (p. 14)]. Sa vision ? : creux et bosses dans du cochonné général marron. S’il plisse mieux les yeux, il verra des gris tordus par le vent exprimer un ciel, des cuirs onduler oints de céladon de flotte en averses jusqu’à l’horizon, des damiers partis mi-jade mi-citron cadastrer le site. Il va vers le bas de ce panorama clopiner schlic schlac aux slotches10 brun purin. Là est le vallon où s’écoulent des vies vues en perspective comme des petites flaques dans l’indécision pastel des matières.
[…]
Au creux du val rutila un ru plombé de marbrures qui fila vite fait parmi la maraude de teintes agricoles entre les marrons de la négation, le vert neutralisant et l’azur avide de pomper tout ça vers des altitudes. Et sans transition l’œil de Chino luit car il isola des sortes de rondelles penchées à un coude du ru sur des planches obliques. Agrandis, se dit-il. Il le fit : des culs. Ainsi se forma de la société résumée en croupes de commères courbées sur des affaires. Vu l’indécision des postures, cambrures suggestives par génuflexion et locomotion more ferarum11, position fœtale et supinations sont en option. De ce tas s’exhalent des vapeurs, bulles, dégoulinures, odeurs de fadeurs. Résumons : bave savon bouilli des lessiveuses et guirlandes autour de bouffées bruitées. (pp. 15-16).

« Héros » à la manque, puisque sa quête, aux antipodes du sublime, s’engage dans un en bas où ses exploits consisteront à patauger dans des « matières » boueuses et à se frotter à « des culs ». Chino vient en effet de tomber sur les lavandières qui travaillent – et jacassent – « au douet du val » (p. 16), c’est-à-dire au lavoir. Ces femmes, au fort coefficient sensuel, vont jouer un rôle majeur dans l’initiation de l’enfant. En outre, ces « commères » sont des images maternelles à peine déguisées et leur relation étroite, intime, avec les « matières », qui plus est « [a]u creux du val », vient rappeler que materia et mater ont même étymologie et sont du coup quasiment superposables, ainsi que Freud n’a pas manqué de le souligner12.

    2.2 Au miroir déformant de Goya : un exorcisme
Or ces femmes viennent à la fois de la réalité historique de la France des années 1950 – une réalité devenue depuis lors image d’Épinal avec la « Mère Denis », lavandière qui joua dans des films publicitaires pour la marque de machines à laver Vedette, dans les années 1970 – et de toiles du peintre Francisco de Goya.
Goya, Les Jeunes
Dans une note finale, Christian Prigent a expliqué ce que son livre devait aux œuvres de cet artiste : « Ludovic Degroote, que je remercie ici, m’a demandé de venir le 16 novembre 2012 à Lille pour parler, au Palais des Beaux-Arts, de deux tableaux de Goya : Les Vieilles et Les Jeunes. À quelque distance que le livre se soit propagé au-delà de ce que me disaient ces peintures, puis bien d’autres œuvres du même artiste, Les Enfances Chino est le résultat de cette rencontre. » (p. 572).
À la fin du passage sur les femmes au lavoir, le tableau de Goya Les Lavandières est mentionné en note (p. 16, note 1). Cependant, « les gueuses du bord du lavoir » (p. 61) sont de nouveau évoquées lorsqu’entrent en scène « les harpyes » (59). Et c’est alors la toile intitulée Les Vieilles qui est associée (p. 62, note 1) à cette apparition de grimaçantes vieillardes, lesquelles méritent bientôt le qualificatif de « sorcières » (p. 63). Quant au tableau Les Jeunes, il viendra se superposer à la fin du récit (p. 553, note 2).
La convocation des œuvres de Goya ne paraît pas d’abord indispensable au roman. On croit avoir affaire à une sorte d’accompagnement en basse continue – c’est le cas de le dire –, les scènes narrées, les fantasmes décrits étant pour ainsi dire doublés par des toiles du peintre. Mais plus fondamentalement sans doute, d’être ainsi jalonnée de références aux toiles du peintre espagnol, l’aventure de Chino vient périodiquement s’y mirer et elle y découvre quelque chose comme sa face cachée, comme si l’œuvre de Goya favorisait l’émergence de tout ce qui, d’avoir été refoulé, dénié, s’était trouvé voué à l’informe et pouvait alors faire surface sous les espèces du monstrueux. Car le monstrueux, comme l’avait supérieurement compris Hugo, c’est une force encore privée de formes d’expression13. Et c’est précisément la tâche d’un écrivain comme Christian Prigent, que d’inventer une forme informe adéquate, à la (dé)mesure de ce « monstrueux objet »14.
Qu’on en juge. Voici comment, dans un développement intitulé « stances aux animaux » (p. 328), le tableau Le Sabbat des sorcières (1798) retentit sur le récit : « Même ce con de bouc qui pue de la gueule, prends-le en pitié : il vit ridicule avec des pompons de balles de ping-pong de protection au bout de la corne et voit rien du monde à cause de l’ardoise posée en visière pour qu’il reluque pas le cul des passantes ou fasse le démon les nuits de sabbat et aguiche des gueuses folles de jouir à poil avec des guirlandes de fleurs des champs aux cornichons. » (pp. 329-330).

    2.3 Les quatre François, ou je est plein d’autres15
Le personnage de Chino – prénom qui signifie François « en parler du Goëlo » (p. 38) – est doté de deux doubles qui apparaissent à retardement dans la fiction : « Fanch » (« en celtique égal à François » [id.]), puis François Broudic.
Chino rencontre Fanch juste après les lavandières, « au pied d’un calvaire », et c’est alors la « première station » (p. 38). Fanch est, explicitement, son double : « En ce lieu voici un individu. Vu dans la distance, il est tout pareil. C’est comme si Chino avait défroqué de sa propre peau en phase de causette pour se dépêtrer des emmerdements et son écorché s’est téléporté vite fait sur des ondes pour qu’un peu plus loin un double de lui, ou sosie du même, ou juste copain comme doigts de la main tiens donc l’attendra. Il l’attend, ça y est. Vu d’un peu plus près on note des différences au sein des ressemblances. C’est ainsi que un se divise en deux. L’enfant number two consiste à l’instant de cette division. Je le nomme : c’est Fanch. » (id.).
On apprend que le vrai nom de Chino, c’est « François Le Cam » (p. 92), Chino étant son sobriquet : « François dégagea dans l’espace meuble où Chino surgit. Puis Chino surgi a fait comme l’amibe : il s’est divisé et r’engendra Fanch de la propre chair de son petit nom. Donc lui et cet autre c’est pareil au même : deux doigts de la main. Les autres ils attendent encore dans des limbes ou le cytoplasme. Savoir s’ils viendront. Je ne le sais pas. Mais on conjecture qu’il en laissera tomber bien d’autres de lui comme des peaux mortes, des identités. Et en vêtira d’autres à mesure qu’il se les fera. » (id.). On pense à Proust : « Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. »16 On pense d’autant plus à lui que le passage en question est intitulé « nom de gens : le nom » (p. 92), titre calqué sur celui de Proust : « Noms de pays : le nom »17.
Beaucoup plus loin entre en scène « François III » (p. 258), à savoir « Broudic, François Broudic. Broudic le transformiste. » (id.). Apparition que le narrateur commente ainsi : « On vient d’assister à son introït d’hors-d’œuvre de lui-même. Mais n’oublions jamais que s’il est entré c’est comme la Minerve sortie de la cuisse de Fanch ou Chino ou une imago d’alter de leur ego. » (id.). Autrement dit, ce « François numéro trois » (p. 259) est comme une émanation libérée par chacun des deux premiers, cet autre que leur double « je » recélait : « On peut supposer qu’à cause des songes Chino n’était plus lui-même tout à fait et Fanch l’empathique par complicité guère bien adhérent à soi-même non plus. » (p. 258). Sa particularité à lui, c’est qu’il est déjà bien plus dessalé que ses deux autres : « Lui, sur l’existence, il s’en laisse pas accroire ni compter : c’est pas comme les potes qu’ont les vers du nez qui bavent le lolo encore à leur âge. » (p. 260). Il est donc, lui, « Broudic le lubrique » (p. 263). Ils forment une manière de trinité pas du tout sainte, une trinité à géométrie variable, dont les éléments volontiers divergent, notamment sur la question du sexe : « 1 r’divise en 3. » (p. 270). Mais c’est bien alors une scission intérieure, une sécession ; quand ses copains s’adonnent aux chansons paillardes, Chino, lui « ne chante pas. Le Broudic d’en lui le stresse. » (p. 269).
Au bout du compte, ce sont « les trois mousquetaires » (p. 302). Et même un quatrième vient s’ajouter, Francisco Pilar, « François IV d’Espagne » (p. 391), dont la famille s’est réfugiée à Saint-Brieuc, fuyant la guerre d’Espagne et Franco (p. 390). Le chapitre 26 a pour titre « Blues de l’enfant plié en quatre » (p. 393), et s’ouvre sur un passage intitulé « 1 = 4 / 4 1 », où on lit : « Tous pour un et un pour tous. Voire tous en un et vice versa. » (p. 395), chacun des quatre quarts proposant ensuite de lui-même sa définition propre (pp. 395-400).
Ce quatuor remplit donc une fonction notable dans la quête initiatique de soi qui sous-tend le roman : la division du « héros » Chino en trois, voire en quatre, permet à l’écrivain de manifester, en les incarnant, les conflits internes qui traversent Chino – par exemple quant à ses choix politiques –, les aspirations diverses qui sont les siennes, les désirs plus ou moins refoulés qui le travaillent, Broudic assumant un désir sexuel qui, on l’a vu, effarouche encore quelque peu Chino.

3. « Tentative de description » (p. 523) du scénario sous-jacent au récit

Ce scénario, schématiquement, serait le suivant.
Au centre est la MÈRE. En vertu de l’équivalence déjà signalée entre MATER et MATERIA, l’instance maternelle se décline en deux entités distinctes mais complémentaires : d’une part, la mère de Chino, et ses substituts chimériques entrant dans le paradigme de la sorcière ; de l’autre, la Nature Mère, l’empire de la matière. Cette MATER(IA) inspire un désir fusionnel : se fondre dans le grand Tout ; s’unir à la Mère. Mais, comme de juste, d’un côté, le tabou de l’inceste s’y oppose et expose à la castration, qui menace ; de l’autre, le retour à la matière indifférenciée se solderait par la mort.
De là la nécessité de déplacer la relation désirée mais mortelle dans le champ, ou plutôt dans le corps, de l’écriture, de l’écriture traitée comme un corps.

    3. 1 La « parentèle » (pp. 113, 175, 189), ou le nœud de vipères œdipien

Il faut se résoudre à ne retenir, sous ce rapport tout particulièrement, que les passages les plus significatifs de ce livre foisonnant.
Dans la constellation familiale de Chino, le personnage de la Mère occupe incontestablement le centre. Elle est à la fois désirée et redoutée, haïe même, de ce qu’elle apparaît à l’enfant dévoratrice et castratrice. Le paragraphe suivant est remarquable par l’ambivalence qui s’y exprime – s’y trahit ? – des sentiments à l’égard de la mère, l’attirance, d’ailleurs mêlée d’hostilité, faisant l’objet d’une dénégation farouche sous la pression de la culpabilité :
Maman on me dit qu’elle a bien souffert à cause de Bibi. Pourtant je l’ai pas étranglée en vrai même si c’est pas l’envie qui me manquait. L’ai pas surinée dans la salle de bains pour rien saloper au sang du séjour : même pas une quenotte méchante dans son gras de bras entre les taloches. L’ai pas dénoncée quand elle pavana avec les bourgeois à l’opéra sans le dire à papa en voyage d’affaires chez les politiques. Ne l’ai pas non plus touchée aux lieux dits perso et pas propres même en symbolique quand elle me collait moi-même à elle-même seulette dans son lit à cause des absences ci-dessus décrites avec la chemise de nuit de dentelle sur fesse découverte. Même si j’ai reniflé sa crème à épiler pour sniffer la colle de l’imaginaire dans la petite armoire à pharmacie en zinc, ce fut pour des prunes : les miennes sont restées minus, violet chiné et fripées vues dans la psyché. Et j’ai rien sucé d’elle généralement comme viande goûteuse. Fut Bibi comme fut le petit Jésus en bois de Kermaria : le sein ? Merci bien ! Remballe ton téton, Itron Varia18, il pisse aigre. Comment t’a-t-elle nourri, alors, assassin ? Elle ne m’a pas nourri, j’ai refusé son lait. Je ou du moins ma peau, qui fit des boutons. Plutôt çui de la vache, j’ai dit, ou même la poudre : risquons pas la faute. Et Dr Idoine m’a donné raison : si j’ai ni fauté ni crevé, c’est grâce à Guigoz. (p. 137).

Le lien à la Mère : là est l’unique fatalité. Car : « D’où on est sorti on n’en sort jamais. » (p. 213). Il faut citer maintenant le discours que le narrateur fait tenir à une figure hallucinée de la Mère de « derrière l’étau de sa dentition » ([p. 214] hantise de la dévoration), discours où la malédiction proférée a des accents d’apocalypse :

« […] Connais-toi et cuis mouron : tu m’as mis sans cesse la honte de toi, quoi que j’aie torché de ta merde au cul et tu m’as haïe : ne nie pas, quiconque veut voir l’a vu, tout bon entendeur il l’a entendu. Tu auras du mal à rattraper ça. Ton caca te collera aux pieds. Tu vivras dedans. Ça salopera chacune de tes nuits. Tu le sais déjà : ta vie onirique confine dans des chiottes où pullulent la virgule et l’étron. […] Même la matière ne se sentira pas chez elle chez toi. Elle te fuira par le trou des fesses de plus en plus vite. Tu t’écouleras toi-même de toi-même jusqu’à plus pouvoir en fin de parcours retenir le flot. Tu maculeras des pertes de ton cul bergères et sofas. Mais déjà avant tu n’auras de cesse de t’analyser les tubes de pipi. Tu suivras partout les traces de tes crottes. Et mes yeux seront à jamais sans cesse au-dessus de toi à te regarder confondre et pâtir en dissolution sous les quolibets. » (pp. 214-215).

Aussi scandaleux que cela puisse paraître, on peut prétendre lire dans ce passage un art poétique, paradoxal, mais radical. D’ailleurs, juste avant ces lignes, on pouvait lire celles-ci, où la Mère éructe une définition négative, sarcastique, de l’œuvre à venir de l’écrivain Christian Prigent :

[…] je remonte des abîmes pour faire voir à toi-même toi allant à ta perte. C’est ici qu’il faut intelligence et finesse. Tu n’en as que trop. Mais que19 pour faire fort en curiosités de lubricité, ricanés mauvais, humour à la con et conduites viles et coupage de tifs en quatre-vingt-douze pour des malotrus qui se prennent la tête. (p. 214).

Art poétique, donc, où l’écriture mise en œuvre dans ce livre comme dans les autres de l’auteur est assimilée à ce parangon de la matière basse et vile qu’est l’excrément : une écriture pâteuse – qui met la main à la pâte –, boueuse, et par sa syntaxe et par son lexique, de la merde, des humeurs, des matières, conçue et réalisée pour, par fidélité au réel originel, coller à ça, y rester baignant. On aura noté l’association significative de « la virgule et [de] l’étron ». Mais en même temps cette écriture entend bien s’affranchir de la Chose, s’en dégager, par le saut obligé dans le symbolique, certes, mais aussi et surtout par le constant travail du rythme, par sa danse propre à elle, l’écriture, qui mêle dynamisme physique, tripotage jubilatoire et scansion allègre, esprit planant sur les eaux, respiration aérienne à l’instar du nouveau-né qui, dans un cri, se met à respirer parce qu’il s’est détaché du corps de la Mère. De sorte que la malédiction de la Mère : « Même la matière ne se sentira pas chez elle chez toi. » se trouve assumée et retournée par l’écriture, qui est contre la matière-mère, tout contre.
Le paragraphe suivant laisse s’exprimer la hantise de la castration et la haine qu’elle suscite, la Mère Poule menaçant de dévorer le « lombric » phallique :

Ainsi parla-t-elle. Puis elle se mit à rire à belles dents comme fait la poule à l’œil de côté au moment d’aller férocement picorer le cadavre hideux du lombric. L’effaré Chino voit l’ombre du lombric prendre la forme de son nombril et ce tortillon moulé sur sa gidouille20 est glaireux de haine. Il veut crier cette haine. Mais le cri lui reste collé sec et coi au fond deul’gousier. […] (p. 215).

C’est précisément à ce cri impuissant, aphasique, que l’écriture de ce livre donne extension et forme.
La relation au Père est également problématique. Le texte d’une chanson en français médiéval reconstruit par l’auteur, qui commence par ces vers : « Ore vint li pere malvais. / Cil vit l’enfant ki ci jouait. […] L’enfans : Chino, onze tot ron. » (p. 164), donne lieu à un « essai d’interprétation  (p. 165) où est évoqué le destin douloureux du « pauvre papa » (id.) et qui se termine ainsi : « Car enfant vengeur ou enfant sauvé, enfant sans pitié ou enfant mortifié, père terrifiant/enfant terrifié ou père terrifié/enfant terrifiant, fiston pitoyable/daron menaçant ou vice versa : on n’a pas bien saisi le sens de la chanson. » (p. 167). Ce père suscite chez l’enfant un désir de meurtre, et donc aussi un fort sentiment de culpabilité :

Papa, j’ai rien fait. Point barre. D’accord, j’ai failli. Mais un coup léger de double décimètre sur rien qu’une de ses deux rotules pour calmer le nerf qu’il avait crispé à force de contre maman vociférer, c’est pas une affaire. Oui oui, j’ai jeté ma tomate sur lui un soir au dîner plutôt que de sur son ordre l’ingurgiter. […] Même quand il lisait L’Huma au dessert sans piper parole pour la maisonnée, j’ai pas postillonné ma purée dessus. […] Même quand on le vit pérorer la louange sur le Petit Père dépeupleur de peuples21, j’ai pas ricané, même en rétrovisé. Mais tu réponds quoi à ce qu’on a dit que tu osas faire sur son lit de mort. Car tu fus bien pressé de lui fermer les yeux, enfant dénaturé. « Pas encore, mon fils, minute papillon », il t’a dit, l’œil réprobateur sur son traversin parmi les poches et les tuyaux. Oui, tu as blêmi. Oui, tu as avoué par cette pâleur le noir de tes desseins, conviens. E pentiti, scelerato22 ! (pp. 137-138).

On voit que la relation œdipienne aux parents détermine chez Chino une culpabilité profonde et lancinante. Cette culpabilité se manifeste et s’exprime en quantité d’occasions. Par exemple : « Qu’ai-je fait, radote. Pas tué, pas volé. Chanson23. Pas cru ma maman ? Refrain. Aux galères pour ça ? Rengaine. Non non, rien commis. Scie. Mais pensé, ah oui. Ça suffit ? Quasi voulu ? Presque pu ? Peut-être pourra ? […] L’index au con sentant bon de püelle24 consentante et sucé pour vérifier xa goûte, faudrait que ça vire sucette de péché ou doigt fulminant comme cierge à demeure ? No ! No ! No ! Io non pento ! » 25 (pp. 135-136). La culpabilité est clairement corrélée à la curiosité sexuelle, source aussi bien de toute curiosité, de toute enquête. Ce que confirme la phrase : « Vois, enfant coupable de curiosités, fils d’instincts malsains, maniaque du vouloir partout tout savoir, rejeton de l’homme voleur d’étincelles, Prométhée minus […]. » (p. 379). Minus : parce qu’il se sent coupable, l’enfant pense qu’il ne peut être aimé, et de n’être pas aimable, éprouve de la honte (« Honte est ton destin. » [p. 154]). Victime d’un surmoi cruel, il se juge insuffisant : il est « l’Enfant qui ne s’aime pas plus qu’on ne l’aima ou qu’il a cru qu’on l’aimait peu, l’Enfant qui recherche partout où il est la preuve de lui-même, l’Enfant jamais vu par soi que dans les yeux suspicieux d’autrui » (pp. 395-396) et « [s]e trouve nul » (p. 396). Le sentiment accablant de sa non-valeur fait qu’il s’invective lui-même durement : « […] quel caca tu es, pauvre merde, une crotte » (p. 113). Et bien sûr sa puissance virile est en ligne de mire : « Tu supputes lazzis sur tes futures impérities tant en devoir de fornication qu’en capacité de repopulation. » (p. 67).

    3. 2 Les femmes, objet de désir effrayant. Le trou et la sorcière.
Goya, Les Vieilles
Au seuil de l’adolescence, Chino et ses doubles sont pleins de curiosité sexuelle, de désirs imprécis mais vifs. Femmes, jeunes filles sont pour eux des objets de désir permanents. Mais Chino les perçoit régulièrement comme des sorcières, la sorcière des contes étant une image particulièrement effrayante de la Mère dévoratrice et castratrice ou, pour reprendre les mots de Christian Prigent lui-même, de « la femme vaginienne qui bouffe »26. Ces personnages fantasmatiques de « sorcières » ou de « harpyes » se profilent en effet derrière les femmes “réelles” que sont les lavandières ou la mère. Le narrateur les assimile à ces « poules à féroces dents dites ptérodactyles aux temps du mammouth » (p. 60) et, dans une « vision » (p. 59), les nomme et les définit ainsi : « Les harpyes. Les filles du vent frisquet et du sel irritant de l’océan. Les voleuses d’enfants. C’est moi cet enfant. » (p. 60). Par contamination du tableau de Goya Les Vieilles venu aiguillonner l’inconscient du narrateur revivant ces scènes, « les gueuses du bord du lavoir » (p. 61) – les lavandières – se transforment en sorcières :

Les vieilles, dit Chino, allez voir ailleurs si j’y serais pas et vous faire voir là par la même occase. Mais c’est dans son rêve. En vrai il dit rien. Mais elles, dans son dos, les spectres, les sorcières, les Filles de Vengeance et de Récrimination : holà, la fanfare ! Celle-ci : dada sur balai ! Pas sûr qu’on aimerait jouer le rôle du balai entre ces cuisses-là. Ah ! foutue sorcière ! (p. 63).

Dans le paradigme de la Mère terrible, aux côtés de la sorcière figurent les sirènes, ces femmes de la mer dont le chant captive et tue. Chino s’efforce de se fermer à leur voix assassine :

Meute, horde, légion, glapis, jacasse, grincherie, ronchonnade, chefs d’inculpation et réquisitoires : silence, arrière toute. Au moins pour un temps. Chino serre les poings, les dents, tous pertuis : huître à bloc. Ici que nul n’entre. Et nulle encore moins. Barbelés partout. Le verrou vissé sur fort intérieur. La cire dans les ouïes. Aux grottes, walkyries, sirènes : micros fermés, j’entends plus rien.  (p. 72).

Ou, comparant de Chino figé une jambe pliée, « la mante verte dite religieuse par usurpation avant la consommation rituelle de l’époux » (p. 87). Ou encore « La Vieille. Carabosse. » (p. 93). Ou l’araignée, « symbole hideux de l’organe féminin »27, qui vient clore une énumération des créatures cauchemardesques lancées aux trousses de l’enfant : « « Aux basques, aux basques, à pincer le cul : ah, les ombres torses ! chiffons d’épouvantaux ! haillons ! crocs ! échardes ! griffes de sales bêtes ! Rond la tête : les mouches, zzz zzz zzz ! Dedans : l’araignée ! Elle inocule : le bulbe ankylose ! Suce : cervelle c’est sa pâtée ! » (p. 143). Mais la plus saisissante évocation de la sorcière à la bouche-sexe dévoratrice, ce « trou effrayant » (vagina dentata), est celle-ci, avec son crescendo épouvanté :

[…] Aïe, les oiseaux de l’ombre ! Leurs petites têtes pointilleuses qui piquent ! Puis plus grosses, les têtes ! Têtes de piafs, crânes de poulets ! Crânes de vautours, têtes de griffons ! Têtes d’autruches, crânes d’ichtyosaures ! Crânes de T-Rex, têtes de harpyes ! Les becs béants ! Les chicots dedans ! Les chicots qui bavent, les becs nez en croc ! Les crocs sur babines, les chicots pareils ! Les babines qui pendent sur mentons poilus ! Les nez qui granulent ! Le trou effrayant entre nez granuleux et poils de mentons ! Ce trou bave en chuinté qu’il y a beaucoup à sucer comme jus par une paille dans ce petit corps qui s’offre aux moustiques28. Et zou, elles sont da capo là : les vieilles arthritiques avec leur panier d’osier non plein d’herbe coupée mais de pattes de mômes sciées net à la base. » (p. 150).

Le motif du « trou » est extrêmement récurrent dans le livre. Il n’est pas excessif d’avancer qu’il mériterait une étude à lui tout seul. Avant d’y revenir, contentons-nous d’observer que le mot désigne aussi le sexe féminin. Le frère aîné de Broudic, bien déniaisé, lui, « a dit que pourvu qu’il y ait un trou, des poils et xa pue, c’est bon » (p. 264). Et voici surtout ce « trou rouge » de la femme surprise par Chino en train d’uriner : « C’est façon babines mais en vertical, avec des moustaches mais des deux côtés. En style poétique un val de fourrure avec une rivière aux parfums goûteux par supputation qui mouille le cresson et des haillons d’argent pendus au trou rouge non pas au côté mais en plein milieu qui mousse de rayons29. Regarde pas ça, Chino, ça méduse. » (p. 490). Et de s’adresser ce conseil : « Tiens-toi à la vue : l’optique c’est pratique pour mettre à distance. » (id.). Et donc pour éviter le châtiment redoutable : « Ouf, respire : ce n’est pas à toi qu’on les coupera, la tête ou le bout du gland qui à ça s’émeut, comme ça serait si tu visais direct aux chairs et aux mirettes. » (id.).

    3.3 Hantise de la castration
On vient de le lire : l’attirance interdite pour la Mère (ou ses substituts) expose à la castration, qui suscite une terreur tenace, ainsi que ce fantasme de la sorcière et de la vagina dentata. Cette terreur hante l’histoire de Chino. S’il descend à la cave de la maison familiale, il doit prendre garde aux « souris avant la grignote des dents sur [s]es doigts » (p. 64). Une vieille femme préposée à la décollation des poulets l’a menacé : « D’ailleurs elle l’a dit, entre ses chicots et le crachouillis des sucs d’amertume et malédiction mêlés à du reste de macération galette de blé noir et saucisson paysan : elle va te couper tout ce qui dépasse. Oreille en pointe, engeance de Satan ! Taille la serpe : la fourche au pied, biquet du démon ! Et (last but not least) : à l’opinel, clac la quéquette. Je va t’la couper. Elle la coupe. Elle l’a coupée. Aïe, ça fait super mal. » (p. 67). La même scène traumatisante, clairement interprétée comme une punition, se répète plus loin : « Elle l’a dit, oh oui, entre ses chicots : je coupe. Quoi ? Quéquette. Je scie quoi ? Zizi. Je décupule quoi ? Gland, mais pas de chêne. Je fais goutter quoi ? Sang de robinet par voie caverneuse. À qui ? À toi. Pourquoi ? Pour quel chef ? Le motif ? Ça punissait quoi ? » (p. 115). On sait que la jambe est un des innombrables symboles phalliques : « Un pied là-dedans [la vie] et c’est toute la jambe qui douille aux mâchoires du piège pour la vie. » (p. 101). Le grand-père de Chino a eu la jambe arrachée à la guerre de 14 (p. 478) : « On la lui a coupée, la patte, pour frustrer la Chose de pitance. » (p. 175). Les aventures du jeune Perrigault auprès de « Denise la Dingue » (p. 294), qui aguiche les mâles en se montrant dévêtue à sa fenêtre, sont narrées, sur un mode facétieux, dans « Le lai de l’enflé » (p. 295). La timidité empêche le jeune homme de répondre aux avances de la dame, mais voici que la « féerie » prend malignement le relais : « Lors la fée saisit le couteau : / Schlac elle a coupé l’asticot / Qu’à force de le faire enfler / Eut le puceau débraguetté / Et que fit alors la sorcière ? / Elle mangea ce vers de terre / En sauce avec petits oignons / Pour épicer le miroton. » (p. 297). La tonalité change, mais l’obsession demeure.

    3.4 Le monde réel de la materia-mater
Dans Les Enfances Chino du matérialiste absolu Christian Prigent, la nature est perçue comme un « magma » (p. 325) élémentaire, un limon pâteux, le berceau primitif de la boue, gisement de toute vie. L’époque où l’homme fut Adam, fils de la terre ? « C’était le bon temps, l’époque du limon » (p. 89). La libellule est « l’amante du limon » (p. 252). La ronde potentielle et gourmande des filles de son quartier autour de lui inspire à Chino, momentanément débarrassé de sa « [c]onscience aigre », cet « oiseau de malheur »30 (p. 132), le sentiment exquis, euphorique, de son appartenance au « Grand-Tout » :

Elles te sourient toutes, gredin de leur cœur. Leur bouche à jamais sera non amère. Leur respiration : haleine de toutes fleurs, âme des essences, alcool du Grand-Tout. Elle est distillée par cet alambic qu’un dieu qui t’adore fait chauffer pour toi dans des tortillons en son Paradis pour zéro rotin. Et ces haleines vont à l’unisson émouvoir ta chair avec ce que souffle derrière tes oreilles le bois langoureux qui susurre qu’il t’aime en tant qu’envoyé plénipotentiaire de Nature ta mère pour que tu te saches béni et comblé de ses bontés (p. 131).

Nature mère, éden – mais il a son versant infernal, car « la matière est superbe de stupidité » (p. 324), elle est « l’immonde matière » (p. 379) – de la matière, déclinée en matières, omniprésentes dans le livre. Nature, « toutes les matières grouillantes d’atomes avec elles-mêmes sans cesse à jamais brouillées puis rabibochées » (p. 384). Le marécage (revoilà le limon) est « alcool des matières, essence de la terre, onction de nature, il transpire tranquille ses confusions à travers les chairs baignées à son bain d’huile d’acquiescement à tout qui existe » (p. 251). Le narrateur s’adresse à Chino : « Tu fus chair qui plut d’une chair sanglante vociférante. Tu es chair qui pleut et sans cesse pleuvra. […] Gigote, fils de Matière ! » (p. 149). Plus généralement : « Des matières nulles s’extirpe l’être. » (p. 288). Le vers de terre offre l’exemple heureux d’un « full contact » (p. 289) avec la terre, sans « rien pour le pensé » : « Si ça se confie des choses à l’oreille, c’est pas du gnangnan de jus de madrigal. C’est du coulis, de la crème de glaire, rien que du bon suc de matière sans commentaire. » (id.). Aussi, « [s]i on a du goût, c’est pour la matière en tant qu’élémentaire. » (p. 303). D’une bouse de vache, riche gâteau matériel : « En ces puits de pure matière gît la vérité en tant que cachée. » (p. 371).
La nature est prise dans le mouvement universel. Tel est le cas, entre autres, du chemin que suit Chino : « Ainsi, donc, la sente. On la nomme ainsi pour qu’on sente qu’elle sent dans son mouvement bouger en micro le motus macro de l’infiniment grand. […] Et si elle remue, sinue, virevolte, qui ne virevolte, sinue et remue des réalités prises en général au moins autant qu’elle ? » (p. 78). Un très beau passage intitulé « intermède lustral » (p. 270), d’un étrange mais puissant lyrisme, célèbre l’écoulement général des eaux, sources, ruisseaux, fleuves, jusqu’à la mer qui « baptise et récure. C’est une maman énergique du gant de crin de toilette » (p. 272).
L’enfant est animé d’un désir intense de faire corps avec ce tout indifférencié, en un élan animal bienheureux. Le narrateur, lyrique, l’invite à des noces sensuelles avec « la Terre » :

Pense rien qu’à la plante du pied que t’as déchaussé : elle apprécie le velours de la mousse en bosse au pied de l’ormeau. Pense à ton envie de poser le cul dans l’herbette, voire d’en brouter un brin pour goûter le jus. Ta fesse frémit parce que ça la chatouille, l’herbage, dans le trou palpitant sensible quand on l’assoit dessus toute nue. Et l’orteil en bas frétille car il aime sentir glisser entre lui et son voisin orteil aussi la douce argile humectée de rosée. La boue amicale en guise de chaussette, c’est ça qui est bon, nom de nom. On s’en tartinerait jusqu’en haut des cuisses et même plus haut si on se laissait aller à se déculotter. Et sur la lancée, voici que le gland rosit de satisfaction à déclore son rond des peaux chiffonnées et s’éveille à la vie active en se frottant comme par distraction au tronc d’un hêtre hospitalier. Sens comme lui et sa tige sacrément sentent le désir de pénétrer la Terre ! Et combien la Terre sous ton arrosoir jouira de l’hymen car ta pluie sera un baiser de rosée sur elle (pp. 128-129).

Corollaire : il a, l’enfant, le privilège d’encore pouvoir goûter aux délices innocentes des amours enfantines, en un paradis bientôt perdu. Ses expériences avec les fillettes sont pleines de charme. Chino, avide d’offrir à son doigt toutes sortes de « tiédeurs bonnes à toucher », pense au « fendu de la petite fille qui passa par là ou qui passera en culotte pilou sous jupon vichy avec le sent-bon du Mont-Saint-Michel en nimbe autour d’elle après les rubans et a voulu bien ou voudra sûrement derrière un roncier qu’un doigt sympathique aille goûter le cidre qu’elle a comme humeur à cet endroit-ci mignon comme minou c’est pas du pipi mais presque c’est un coulis exquis » (pp. 129-130). De là le mot d’ordre pas bien catholique : « À bas, la culotte » (p. 131). Et rien n’égale, dans « rêverie au bois d’amour » (p. 245), la ravissante fraîcheur de l’aventure, délicate et délurée, de Chino et d’une fillette se découvrant l’un l’autre, nus, émerveillés, entre les arbres et sur l’humus d’une forêt (pp. 246-251).
Cependant, ces noces avec le monde maternel, si elles devaient s’accomplir, se solderaient par la mort de l’individu, fondu qu’il se trouverait dans l’indifférencié – duquel il participe par sa chair propre, « [l]’indifférencié énervé qui douille » (p. 148) –, happé par le tout, l’éden se creusant alors en gouffre. « […] male heure arrive toujours à propos. Savoir ça écharpe. T’es tout déchiré. Tu périclites dans ta culotte. Tu fonds. Tu tournes flaque. Clapote et dessèche bientôt marigot : la terre te pompera. De toi elle a soif. Tu vas finir bu » (p. 66). Le sommeil donne un avant-goût de cette fatale dévoration par retour à la mer(e) : « Sommeil est profond, ouais ouais. Sommeil, singe de la mort31. Mais aux profondeurs, ça s’agite, ça grouille. C’est le petit peuple vorace des vases, il pue la marée, il est riche en dents, piquants, dards venin. On dit rêve. C’est marche ou crève. Ou même marche et crève. Crève donc, charogne ! » (p. 146). La représentation de la vie matérielle grouillante, domaine de « l’infiniment petit qui ronge », est particulièrement saisissante dans le passage suivant : « Comme vue : ras la botanique. En microscopé : la vie du minus parmi le minable. Gros plan sur l’infiniment petit qui ronge. Du qui inocule et du qui dévore. Vermitruc qui fugue car le poids d’humain lui rabiota le territoire. Bestiole vaque aux affaires de bestiau son père. Mandibule attente à bestiolicule [etc.] » (p. 223). Ce grouillement inquiétant de la vie élémentaire anonyme fait de la nature un espace de mort pour l’individu.
On peut ainsi relever, dans les pages de ce livre, la formule multiple d’une hantise de la mort, par quoi toute existence distincte est absorbée dans le néant. Ainsi du lamento sur les amis d’enfance aujourd’hui disparus : « Anges que la faiseuse camarde a piqués à l’aiguille à tricoter dans la viande de vie, anges qu’elle effaça d’un coup de compresse sur les photos en rang d’il y a peu prises sous un préau » (p. 468). « Ainsi vont les humains en tas aux charniers » (p. 475). La mort rend l’humain au trou primordial. D’un cercueil garni : « Si ça fume autour […][c]’est ce qui sortit par le trou qu’il eut au départ en haut dans la tête32, le corps mis en bière, et qu’a réouvert pour boucler la boucle le trépassement » (p. 170).
Aussi bien le monde, au bout du compte, est-il un « trou », il est le trou par excellence. Tel est le réel : lieu de l’informe, de la perte des formes, de la volatilisation du sens humain, trop humain. « C’est comme le trou noir où y a rien dedans. Ou tout, va savoir » (p. 170).
Chino monte le sentier. Le narrateur explique alors que la progression linéaire de Chino, telle qu’elle se laisse « résume[r] en ligne » (p. 73), n’a rien à voir avec la réalité de son environnement, lequel, dans sa vérité nécessairement floue33, déborde tous les cadres, excède et disqualifie les définitions, son « [c]ouvercle virtuel » étant d’ailleurs « la cacophonie des sphères » (id.) :

En gros : tout creuse, à force de trop, du trou vissé double tour (o + o = ∞) sur énormément d’indécision. Le tour du trou (> ∞) de tout (= ∞) se poursuit tout autour de soi (< ∞ ?) en cube indécis question volumétrie. Ce cube de trop et de trou en même temps, nommons-le l’étant, carrément : on barbote dedans. Et si vie il y a, vie mue, émue et matérialisée en densité, vie en vrai de vrai, c’est dans l’effet flou que font les textures complexes qui ondulent et se cassent la gueule en chœur dans ces trous que j’ai dit [sic] pour dire qu’à peine on peut les dire » (pp. 73-74, souligné par l’auteur).

On conclut donc à une profonde ambivalence de la Nature-Mère, et du rapport de l’humain à cette Nature. Chino est déchiré entre un mouvement d’abandon aux noces avec la materia-mater et l’angoisse que lui inspirent la castration et la mort.
Et c’est là, précisément là, qu’intervient l’écriture. Elle a pour objectif, ou mieux pour raison d’être, de donner forme et sens à l’informe en ouvrant des brèches dans la langue et le sens institués, en les trouant de toutes parts pour les forcer à s’ouvrir sur leur innommable « dehors » (p. 74), de façon à ce que puissent onduler sensuellement, proliférer rythmiquement, dans ce trou fait au tissu des mots qui vient mimer le réel comme trou, des « textures complexes », afin que quelque chose d’équivalent-réel se produise dans le symbolique. L’enjeu est en somme d’inverser la bouche d’ombre, « la gueule répugnante de la mort »34 qui vous engloutit, en l’organe d’émission d’un réel bis, où l’on puisse s’abandonner au désir sans encore mourir. Christian Prigent s’en est parfaitement expliqué : « J’appelle “poésie” la symbolisation paradoxale d’un trou. Ce trou, je le nomme “réel”. Réel s’entend ici au sens lacanien : ce qui commence “là où le sens s’arrête”. »35 Poésie, pour lui, « cette danse réglée des signifiants pour faire un peu bouger, jouer et béer la prison symbolique, et faire surgir phénoménalement un “monde” »36.


4. Dépassement de l’ambivalence du rapport au Réel dans et par l’écriture
    4.1 Une poétique de la « forme informe »37
L’écriture de Christian Prigent s’efforce, on l’a compris, d’être à l’intersection du réel et du symbolique, de la matière aveugle et de la langue, du corps et de l’esprit : de l’informe et des formes. Elle s’invente et se travaille au plus près de « la forme difforme de l’informe »38. Elle tente de recoller aux choses, au magma amorphe des choses, prenant ainsi sa revanche sur l’effet fatal du langage : « […] quand on s’est coupé des choses en parlant »39. Elle joue constamment la carte du rabaissement, du trivial – dans la lignée de Rabelais et de Céline –, mise sur toutes les formes de décalage, escompte un effet de vérité – de réel – du recours au bougé, au flou, fuyant comme la peste la netteté abstraite du trop défini :

La masse patouillée de points pure palette fabrique la nuance dans le rassemblé de distanciation. La nuance, c’est bien : ça produit le vrai. Il gît au secret dans les demi-teintes voire c’est qu’un gris juste un peu aggravé parmi d’autres gris et hop : les figures de la vie, la juste impression. Car l’impression juste comprend l’impression qu’on n’imprime rien de figure exacte si manque le flou qu’on sent comme effet principal du tout : elle transpire en bougé zombique derrière le foutoir » (p. 253).

Mais en même temps cette écriture donne forme à l’informe, faisant peu ou prou entrer l’insensé du purement mouvant, du strict anonyme, du qui n’a ni queue ni tête, dans le système organisé de la langue – qu’elle désorganise, simultanément, ventre à terre. Il n’en reste pas moins qu’elle fait accéder « la mollesse ignoble sous-jacente »40 à quelque chose comme la consistance et la cohérence de l’être. Car : « La matière s’emmerde si par la parole l’homme ne la dote pas d’une raison d’être » (p. 373). Et l’auteur de proposer un véritable mythe de cette entrée du monde dans le langage :

Le monde naît : il nous attendait. Il n’attendait même que nous pour former des choses chacune adéquate à son étiquette dans tous ces patouillis de lointains indistincts. Il s’accouche soi-même après les fouillis. Il quitte la neige, le voici qui est. Son être pour nous déplie en images juste après la ponte et figement en sang de solidification. Ainsi s’extrait l’être de l’étant, chaque doué d’un nom. (p. 253).

Forme informe, donc. Le rythme systématiquement imprimé aux phrases : des pentasyllabes à répétition, participe pleinement de cette tension d’entre-deux, dans la mesure où il est à la fois la trace d’une pulsion dynamique, d’un battement physique41, et la forme d’une scansion qui, procédant d’un moule musical, imprime au corps du texte, palpitant comme une viande, une discipline, ou pour mieux dire une tenue – un peu aussi comme quand on dit : tenir la tête hors de l’eau. Juste un exemple, avec toujours apocopes ad libitum : « Voilà qui rassure [5]. Répit. Ronron doux [5]. Pas longtemps [3]. Le dormeur gob(e) les mouches [6]. Bouche du poisson [5] trouv(e) l’air dégoûtant [5] ou parcimonieux [5]. Cet air est refrain [5], la geinte a repris [5]. Croire au bien, croire au mal [6] : hésite [2]. Crois plutôt au mal [5] : au moins, quand on grince [5] en anticipé [5], on n’est pas surpris [5] par le défaut d’huile [5]. [etc.] » (p. 159).
Il faut donc à l’écrivain retremper son écriture à cette dialectique de l’informe et des formes, dont il rend du reste lumineusement compte.
Reprenant à son compte la théorie épicurienne du clinamen, le narrateur, dans un développement intitulé « aparté physique avec conséquences rhétoriques » (p. 74), médite ainsi : « Les atomes dévient, autrement dit, amen. Tout décline, dévale. L’ion et l’électron, l’étron de l’électron et la peau de l’ion, ça progresse en crabe. Tout s’ouvre, tout bée. Tout vaporise et dégouline. Tout est obscène. Tout est trop. C’est plein partout, ça grouille, ça profuse. Ainsi pullule la molécule » (pp. 74-75). Christian Prigent met ici presque littéralement ses pas dans ceux du Jean-Paul Sartre de La Nausée, enregistrant le débordement informe, monstrueux et obscène de l’existence – ce qui est « de trop », le répugnant « bourgeonnement universel »42 qui se découvre quand « [l]es choses se sont délivrées de leurs noms »43, provoquant « l’écroulement du monde humain »44 : « […] la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre – nues, d’une effrayante et obscène nudité. »45
Aussi le Réel fait-il voler en éclats les pauvres représentations anémiées, trop définies, trop dessinées, délimitées, dans lesquelles on croit pouvoir l’enfermer et le tenir en respect, en lui conférant figure humaine. Car le Réel en vérité offre à qui sait voir « [l]a triste figure de l’infiguré. Ou même l’épouvantable de l’infigurable. Aucun dessin qu’on identifie bien » (p. 75).
C’est alors que le narrateur enchaîne avec ce qu’on peut considérer comme une définition en abyme de la poétique propre de l’écrivain, ou plutôt des difficultés très grandes auxquelles elle doit faire face pour se constituer comme telle :

Et c’est pire pour toi, petite phrase qui goinfre à ces picotins surdimensionnés. Pour vider l’assiette et pas faire de restes : courage l’estomac. Service accumule, plats défilent : bon appétit. Va falloir te tortiller le gosier du phrasé. Marche vite, cavale : il est à tes basques, bien plus que les Vieilles, le monde hyperoxygéné, épais et dérapant dénommé dehors. Et je ne dis rien, façon de parler, de l’immonde dedans : c’est pire, il trépigne. Rattrape comme tu peux ce qui fuit de tout inexorablement vers tout. Colle ça à ta poche mais sans asphyxier la fuite sous bâillon. Pas du gâteau, comme boulot. Faire courant continu avec l’évidemment discontinu : pas nanan non plus. Fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien : bon courage. Faut ruser, calcule. Ton job, c’est métreur du démesuré, comptable de l’immense. Anime, et enjambe. Fugue à ta façon. Radote le motif avec les variantes. Crapahute grands pas, tantôt petits pas, sur ce sol qui bouge, gadoues, embrouille des dédales, le sentier peu sûr. Et perds connaissance souvent avec lui perdu aux taillis (oh !) dans les forêts (ah !) du sens (ô, mon Dieu !) (p. 76).

Comment « [c]olle[r] » à « ce qui fuit de tout inexorablement vers tout » sans le dénaturer, « sans asphyxier la fuite sous bâillon » ? Comment « [f]aire courant continu avec l’évidemment discontinu », ou encore « [f]ixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » ?  Il s’agit que le continuum de facto du tissu textuel soit suffisamment décousu pour rester perméable à son dehors le réel, que les dispositifs de cohérence sur tous les plans du discours – syntaxe, vocabulaire (par le recours à l’argot, au breton, aux néologismes, aux ruptures de niveau de langue : à la langue basse), images, rythme – soient systématiquement et allègrement déconstruits, pour que quelque chose de l’informe passe dans le texte.
Et c’est bien ce qui se produit, et fait la pleine réussite du livre – dont la lecture ne saurait donc être, et en effet n’est pas, de tout repos.
Parmi les réussites les plus frappantes, on mentionnera notamment la virtuosité dans l’écriture des couleurs, virtuosité qui tient au souci aigu de « la nuance »46 (p. 253), laquelle ménage sa place au flou, à l’indécis, au tremblé :

Situation : approche de fin d’après-midi (cuivre mordoré). Quatre mousquetaires (ton local variable) assis dans l’herbe (pois cassé, traces haricot vert). Creux de val (parti céladon, parti bouteille) déposé en bas dans la boue (cachou brut). Le ru coule (gris ficelle + vif-argent) toujours vers le même aval (cobalt délavé, beige bouillie d’avoine) et le temps sans bords dépasse partout l’espace mal fini fondu en grisaille (parme et glaire tapioca) où les deux se bavent l’un dans l’autre et réciproquement. Coup d’œil au parage, versant d’en face. Tiens, dit Chino, le corbillard !
Qui en effet progresse là-bas en cordon ondé (suie, noir mat) au flanc du coteau (paille ocellée de traces de brûlis sur champ prasin47 de foin coupé) derrière les deux chevaux (tulipe noir brillant) vers où nul ne sait où quiconque finit (pâlichon plâtre) en vrai (eau de puits) ? C’est la funéraille de Chino Le Floc’h, fait entre ses dents Fanch qui pique du nez (pp. 437-438).

et dans l’écriture des sons, où triomphe la synesthésie des correspondances : « Le murmure du gravier n’est pas de ceux qui vont au cerveau bêtement par des tubes d’ouïes. Son son est blanc, craquelé papier d’alu, frissonné carton, feutré quoique niellé de crissé, mi-neige verglacée, mi-sucre glacé neigé sur plaque à meringue. Il monte directement des plantes de pied au cerveau via des circuits connus de lui seul et du neurologue » (p. 450).

    4. 2 Subversion des formes
Soucieuse toujours de ne pas trahir le réel, l’écriture des Enfances Chino est logiquement conduite à déjouer et à contester en les parodiant, en les surjouant, les formes littéraires canoniques, les genres institués : « scène(s) de genre » (pp. 25, 457), « interlude pieux » (p. 81), « opérette » (p. 94), « églogue » (p. 128), « intermède musical » (p. 162), « au théâtre, ce soir »48 (p. 176), « lai » (pp. 295, 495), « ballet » (p. 313), « fable » (p. 335), roman-photo (« Les Perles de l’amour », p. 387).
Mais, globalement, c’est le genre de l’épopée qui se trouve parodié, ou même carnavalisé, dans ce récit. Les nombreux catalogues – listes, énumérations, inventaires – présents dans le texte, à la manière homérique, comme le fameux catalogue des vaisseaux au début de l’Iliade49, contribuent à le rattacher au genre de l’épopée. Le mot même de « catalogue » y figure deux fois (pp. 82, 171). On relève ainsi la liste des noms – facétieux – dont pourrait être affublé le saint boiteux dont la statuette est placée dans un des oratoires qui jalonnent le parcours de Chino. Cette liste est intitulée, pince-sans-rire, « questions d’hagiographie » (p. 80) : « Saint-Clopin ? Clopant ? Clopinant ? Cloche ? Clochard ? Clodo Prince de la Mouise ? Claude du Jura ? Cloud XCII (92), pape ? Clodoric le Vandale ? Saint Raccourcy du Bon-Secours ? Saint Accroupi de la Lunette ? Saint Roch au Mollet percé ? Saint Z le Tortueux ? Saint Élastique le Contorsionné ? [etc.] » (id.). Mentionnons encore la « liste des fautifs » (p. 118) et celle des « femmes perdues » (p. 120). Et l’inventaire, négatif, des causes de la fumée (p. 255). Ou l’énumération, à la Rabelais – à qui il est fait allusion : « Messer Gaster : ouf ouf » (p. 285) – des plaisants attributs d’un groupe de fillettes rencontré par Chino et ses copains : « Rubans, les dentelles, ris, les trilles, émois de duvets, plumeaux queues-de-cheval, crépinettes en nattes, hihi, haha & hoho, tire-bouchons chaussettes, chiffonnés vichy, dorémifasol, nylons courts, popeline gracieuse, mousseline de ciel, [etc.] » (id.). Liste encore des tortures infligées à des animaux (p. 301) et des utilisations calamiteuses de l’urine (p. 306).
Ces catalogues ont, semble-t-il, deux fonctions distinctes mais complémentaires. D’une part, ils produisent un effet de prolifération, de grouillement, de débordement, qui vient singer cette propriété majeure du réel et contribue ainsi à faire du texte qui y recourt un réel bis, une seconde nature. D’autre part, ils entreprennent d’épuiser la série des formes disponibles, des formes cataloguées, de la représentation – inventaire avant liquidation – pour atteindre, par ce procédé de table rase par surcharge autodestructrice, au réel de la chose.
En d’autres termes, ici comme ailleurs, l’objectif est de se réapproprier son rapport propre au réel et à soi, dans une écriture cathartique du signifiant roi qui balaie les formes parasites et s’incorpore le dynamisme d’une matière-mère en travail, pour s’y retremper en un bain quasi amniotique.

    4.3 Adhérer à soi
Le refus farouche des moules culturels, des ornières de la représentation, des stéréotypes de l’expression, va de pair avec la volonté de ne pas se laisser voler son identité propre ni imposer une identité prise dans la comédie sociale. Une aspiration à adhérer à soi imprègne tout du long le récit et oriente le parcours de Chino. Tel est l’encouragement que le narrateur prodigue à son personnage :

Tout rime, tu vois bien : écho et unisson. Ou ça va rimer : tu vas adhérer à tout et à toi-même. Et taquineries, lazzis, les asticotages de mesquineries, l’abeille pointilleuse et l’aigu frelon, les commères en chœur à vouloir laver de force ta conscience et ton petit linge, l’œil du dieu vengeur ou de père et mère en foudre au zénith, récriminations en gros et détails et le cailloutis du remblai qui blesse par remémoré de culpabilités : fini, oublié, l’éponge passe dessus, compteurs à zéro (p. 47 ; voir aussi p. 83).

Ou que, nouveau Rimbaud, Chino s’adresse à lui-même : « Suis pas de ce monde. La vraie vie : ailleurs. Taille la route, Bibi. Accède à plus loin. Plus loin en gros, c’est bien. […] Moi, je file. Boucle-la, vie nulle, vie d’ici sur place, vie d’avant, vie fil à la patte, vie au pneu qui colle au bitume du trou » (pp. 57-58). Car : « Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. »50
Il s’agit de n’être pas « volé de soi-même » (p. 76) dans un monde où votre vie vous est dérobée par les trompe-l’œil, les mirages, les leurres qu’on vous en propose pour mieux vous aliéner en vous assujettissant au règne de la marchandise :

Ces panneaux dits “monde”, ce n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie. La vie et le monde en ostentation à vendre à quiconque leur sera vendu. Le monde et la vie avec adjonction d’acide alléchant pour surexciter les petits besoins. La vie et le monde en version qui tente chacun et son père et toutes leurs papilles. Le monde et la vie enfants d’Uniforme et de Servitude. Car en vérité, dis-le-toi sans cesse et répands de même en toi cette vérité : ce décor est là et va savoir qui te le fabriqua pour que s’y épingle comme chouette morte ta vie à des vues pareilles que partout où plus rien de toi ne t’apparaissait ni t’apparaîtra tel que tu te sens exact en vécu (p. 77).

L’objectif de la quête initiatique que constitue le parcours de Chino serait justement cette adhésion à soi, cette coïncidence finale avec soi, qui implique que, fuyant les pièges de l’embrigadement social, on reste fidèle à son statut de « fils de Matière » (p. 149). Tel est le sens de l’exhortation que le « saint de bois » (p. 307) adresse aux « Infants » (id.) exposés à perdre bientôt leur innocence :

«  […] Vous ne vivez pas dans des histoires. Vous vivez dans des matières travaillées de nerfs, tantôt compactes et crispées, tantôt abandonnées effilochées. […] Vous n’avez comme corps que l’éclaboussure de toutes les couleurs de vos sensations. Vous grillez sans cesse sur votre propre gril. Vous n’existez pas en catégories, mais dans des fusions de tout et de rien. […] Vous pissez toutes sortes de liquides fuyards pour vous évacuer le mal du dedans. Vous êtes les héros de l’instant zéro : respect, on bénit.
[…] aimez vos émois ! Confessez Indécision et Confusion ! Ne videz pas de vous la viande compliquée ! Gare au simplifié super bien dessiné des futurs dégâts ! Croissez en vous-mêmes et multipliez vos chances d’être vous sans vous découper trop vite un costume pour faire votre tour de piste sur les planches avec le dossard d’encarté social ou le matricule d’importation tatoué sur les fesses ! » (pp. 307-310).


*

Au total, on dira que ce roman peut se lire comme une paradoxale épopée.
Laurent Fourcaut
Paradoxale, car « Chino le héros » (pp. 15, 29, 78), appelé aussi, par dérision, « notre héros » (pp. 46, 51, 90, 140), n’est qu’un « préadolescent » (p. 82) indécis et craintif, en quête… de lui-même. Il est d’ailleurs qualifié de « menu héros » (p. 492). Ses « [e]xploits » (p. 305), à lui et à ses camarades, sont du reste des exploits à rebours, des prouesses négatives, puisqu’ils se laissent ramener à la « liste des forfaits, embrouilles, cochoncetés, foutage de merde, saccages, la grande et petite démolition » (id.).
Les Enfances Chino est en somme une épopée inverse, puisque de bout en bout elle se livre à une promotion transgressive du bas, à une célébration éperdue des matières, à l’affirmation victorieuse du grouillement infini de la vie, dans et par leur importation scandaleuse et effrénée dans la langue. En dernière analyse, ce roman se laisse définir comme une épopée dont l’écriture serait l’héroïne, l’écriture du Réel.




1 Christian Prigent, Les Enfances Chino, Paris, P.O.L, 2013, 576 p. Les citations de ce livre seront simplement suivies du numéro de page entre parenthèses.
2 On a pu lire depuis Martial, DCL épigrammes recyclées par Christian Prigent, P.O.L, 2014 ; La Langue et ses Monstres, édition corrigée et complétée, P. O. L, 2014 ; Berlin sera peut-être un jour, Montreuil, Éditions La ville brûle, coll. « Rue des lignes », 2015 ; Pages rosses. Craductions, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Traverses », 2015, en collaboration avec Bruno Fern et Typhaine Garnier ; ZAKOPANE, avec deux peintures de Mathias Pérez, Auvers-sur-Oise, Carte Blanche, 2016 ; Les Amours Chino, P.O.L, 2016.
3 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957 ; coll. « Points », (1970) 1987, pp. 159-160. Souligné par l’auteur.
4 Christian Prigent, Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 28. Souligné par l’auteur.
5 Entretien de Christian Prigent avec Pascale Brassinne à propos de Demain je meurs, dans Le Penthièvre, hebdomadaire local du pays gallo, repris dans la revue Remue.net, automne 2006 / 2.
6 Allusion au film de Roger Vadim Et Dieu… créa la femme, sorti en 1956. C’est dans ce film que prit naissance le mythe de Brigitte Bardot.
7 Même rapport déjà entre initiation et formes de l’espace avec le parcours d’Eugène de Rastignac dans Le Père Goriot (1835) de Balzac, d’une éminence de Paris (la pension Vauquer, sur la Montagne Sainte-Geneviève) à l’autre (le Père Lachaise, sur sa colline). Entre les deux, le jeune homme aura fait l’expérience décisive de l’enfer parisien.
8 Chacune faisant l’objet d’un chapitre : chapitres 3, « PREMIÈRE STATION » ; 5, « DEUXIÈME STATION » ; 12, « TROISIÈME STATION » ; 25, « QUATRIÈME STATION ».
9 Ces « oratoires » s’inspirent, nous explique l’auteur, des stations de la Troménie (en breton, « tour de la montagne ») ou « pardon » de Locronan, dans le Finistère.
10 L’auteur a bien voulu nous préciser que ce mot, « slotches », était « un mot gallo (le dialecte roman parlé dans la partie orientale de la Bretagne et qui était la langue de [s]es grands-parents paternels). Sens : la boue, très liquide. »
11 More ferarum : à la manière des bêtes sauvages. Il s’agit de la « locomotion » des lavandières qui se meuvent à quatre pattes, courbées sur leur travail. Mais l’expression latine coïtus more ferarum désigne la « position » dite en levrette.
12 « […] le mot materia est un dérivé de mater, mère. La matière dont une chose est faite est comme son apport maternel. » S. Freud, Introduction à la psychanalyse, trad. de S. Jankélévitch, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1969, p. 145.
13 Voir L. Fourcaut, « La Parole du monstre dans L'Homme qui rit », in “L'Homme qui rit” ou la parole-monstre de Victor Hugo, Paris, CDU-SEDES, 1985, pp. 181-198.
14 Jean Giono, Pour saluer Melville, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1974, p. 4 : « L’homme a toujours le désir de quelque monstrueux objet. Et sa vie n’a de valeur que s’il la soumet entièrement à cette poursuite. »
15 Clin d’œil au titre du livre de L. Fourcaut, Alcools d’Apollinaire : je est plein d’autres, remembrement et polyphonie, Clamart, Éditions Calliopées, 2015.
16 Marcel Proust, La Fugitive (Albertine disparue), À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, (1954) 1980, pp. 544-545.
17 C’est le titre de la troisième partie de Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu.
18 Itron Varia : Notre-Dame, en breton.
19 Que : seulement.
20 Gidouille, terme emprunté à Alfred Jarry : ventre.
21 Staline, le « petit père des peuples ». Le Dépeupleur est le titre d’un livre de Samuel Beckett (Paris, Les Éditions de Minuit, 1970).
22 « Pentiti, scelerato. » : Repens-toi, scélérat. Le Commandeur à Don Giovanni dans Don Giovanni, opéra de Mozart sur un livret de Lorenzo da Ponte, acte II, scène 15.
23 Allusion à la chanson « Le Galérien », écrite en 1942 par Maurice Druon d'après une ancienne chanson de bagnards russes.
24 Latinisme. Puella : fille, jeune fille.
25 « No, no, ch’io non mi pento ! » : Non, non, je ne me repens pas ! Réponse de Don Giovanni au Commandeur dans le Don Giovanni de Mozart, acte II, scène 15 (voir supra, note 22).
26 Cette formule figure dans une lettre de Christian Prigent à Jean-Pierre Verheggen, lue par ce dernier le 4 juillet 2015 au colloque « Christian Prigent : trou(v)er sa langue » de Cerisy (30 juin-7 juillet 2014).
27 Charles Baudoin, Psychanalyse de Victor Hugo, Genève, Éditions du Mont-Blanc, 1943 ; rééd. Paris, Armand Colin, coll. « U2 », 1972, p. 173.
28 Ici est insérée cette note de l’auteur : « Goya, Il y a beaucoup à sucer, 1798. Eau-forte et aquatinte, tirée des “Caprices”. »
29 On aura reconnu le réemploi, bien particulier, de mots du sonnet de Rimbaud « Le Dormeur du val ».
30 On pense à Jean Giono : « La conscience c’est l’ennui. » (Le Désastre de Pavie, in Journal, poèmes, essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 931).
31 C’est le titre du chapitre III de L’Amour absolu (1899) d’Alfred Jarry, « Ô sommeil, singe de la mort ». Ce titre est lui-même une citation de Cymbeline de Shakespeare (acte II, scène 2) : « O sleep, you ape of death, lie dull upon her  ».
32 La fontanelle.
33 « L’inconscient tremblote, c’est connu, il floute. Mais s’il glisse et floute, c’est dans cet effet de non-netteté que s’énonce, en tant que floutée, la décapante vérité. » (pp. 62-63).
34 René Char, « Le Rempart de brindilles », « I. Le Rempart de brindilles », Poèmes des deux années, La Parole en archipel, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 359 : « Les poèmes sont des bouts d'existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l'unité. »
35 Christian Prigent, Réel : point zéro, Berlin, Weidler Bucheverlag, 2001, p. 11.
36 Christian Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas. Entretiens avec Hervé Castanet, 34420 Portiragnes, Cadex Éditions, coll. « David », 2004, pp. 18-19.
37 Dominique Fourcade, Le Sujet monotype, Paris, P.O.L, 1997, p. 49 : « déborde / un ourlet mal cousu / autour de la forme / informe ».
38 Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, Paris, P.O.L, 1996, p. 49.
39 Id., p. 164. Cf. Jacques Lacan : « Le mot est le meurtre de la chose. » (Cité dans Roland Chemama et Bernard Vandermersch (sous la dir. de), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, coll. « In Extenso », 3ème édition, 2005, p. 421 A : SYMBOLE.)
40 Francis Ponge, « Le Pain », Le Parti pris des choses, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1999, p. 22. On peut lire une analyse détaillée de ce poème dans L. Fourcaut, Le Commentaire composé, Paris, Armand Colin, « 128 », 3ème éd., 2010, pp. 83-98.
41 De sorte que, de par sa brièveté, par le caractère nécessairement haché du discours qui en résulte, l’emploi permanent du pentasyllabe par l’auteur vise aussi à briser dans l’œuf tout effet intempestif d’« histoire » – de destin, de fatalité mélancolique, d’exemplarité héroïque : « Le pentasyllabe épique (demi décasyllabe) est le mètre de la narration rapide (épopée en vitesse – travelling accéléré dans l’espace et le temps : une mémoire emportée). Pentamètre. Bref et impair. Sa métronomie fait le fond du phrasé. Paradoxalement, il accélère un effet de ralenti : empêcher que l’histoire prenne, coagule. L’histoire : la description, la narration – la nostalgie. Ne pas laisser se structurer la cohérence du temps linéaire (la mise en perspective historicisée). Coupes, incidentes de brefs fragments (2, 3, 4 syllabes) pour bloquer l’enchaînement métronormé ». Christian Prigent, Carnets de Demain je meurs, février/avril 2006. Cité par Fabrice Thumerel dans sa communication au colloque de Cerisy mentionné supra dans la note 26, intitulée « Réel : point Prigent. (Le réalisme critique dans la “matière de Bretagne”) ». On voit que l’écrivain justifie aussi l’emploi de segments plus courts, hors rythme en quelque sorte, en définissant leur fonction.
42 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938 ; Paris, « Le Livre de Poche », 1966, p. 187.
43 Id., p. 177.
44 Id., p. 181.
45 Id., p. 180.
46 Voir supra, 4.1 (1er §).
47 Prasin  (latin prasinus) : couleur vert clair et tendre.
48 Au théâtre ce soir fut une émission de télévision de Pierre Sabbagh diffusée de 1966 à 1986. Elle consistait en la diffusion télévisée de pièces de théâtre enregistrées. Ces œuvres relevaient le plus souvent du vaudeville et du théâtre de boulevard.
49 Le Catalogue des vaisseaux est un passage du chant II de l’Iliade (vers 484-780). L'aède interrompt son récit de la guerre de Troie et se livre à une énumération des forces grecques en présence. Suit un dénombrement analogue, mais plus court, des forces troyennes, le Catalogue des Troyens.
50 Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 249.