jeudi 1 juin 2017

Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue

La photo collective lors du Colloque de Cerisy Prigent (1-7 juillet 2014)



Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel dir., Christian Prigent : trou(v)er sa langue. Avec des inédits de Christian Prigent (Actes du Colloque international de Cerisy), Paris, Hermann, collection "Littérature", mai 2017, 556 pages, 34 €, ISBN : 978-2-7056-94-10-4.

Présentation 


Depuis 1969 où il fait paraître son premier livre, La Belle Journée, Christian Prigent s’est fait un nom si bien que, quelques soixante deux livres plus tard et deux cents textes publiés hors volume, il est maintenant reconnu comme l’une des voix majeures de la création littéraire (notamment poétique) contemporaine des quarante dernières années. Aucun colloque ne lui avait été consacré en propre jusqu’à celui organisé en 2014 au Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. Ce volume a réparé ce manque et constitue par ce fait même un ouvrage totalement original et immédiatement charnière pour l’approche de ce créateur.
Ouvrage charnière, en effet, car animé par un double objectif. Il s’agissait d’abord, en
rassemblant les meilleurs spécialistes de cet écrivain, de dresser une premier bilan sur les recherches déjà engagées, surtout à partir des années 1985-1990, et portant sur quarante-cinq ans d’écriture, que la réflexion ait concerné Christian Prigent en tant qu’auteur d’une œuvre personnelle protéiforme expérimentant tous les domaines (poésie, essai, roman, théâtre, entretien, traduction, chronique journalistique, lecture de ses textes) et dont il a su déplacer les frontières, mais aussi en tant que revuiste passionnée, lié à un grand nombre de livraisons poétiques, théoriques, artistiques, et ayant lui-même co-fondé la revue d’avant-garde TXT (1969-1993), avec la volonté de démarquer un espace éditorial différentiel par rapport à Tel Quel. Le fil conducteur de la langue, tant ouvertement réfléchie par l’écrivain dans ses essais ou ses fictions, récits et poèmes, s’imposait. L’autre objectif était d’ouvrir de nouveaux champs de recherche et d’infléchir vers des nouvelles directions une réception qui jusqu’à présent était restée trop soumise à la force de théorisation auctoriale de Prigent et dont il n’est pas si facile de s’émanciper, tant les formulations sont solides – on pense au prisme des lectures maoïsto-lacano-Bakhtiniennes très développées par l’auteur dans ses essais réflexifs, en particulier d’avant 1990, et dont il s’émancipe lui-même progressivement depuis quelques années.

Ouvrage original donc : par la première collection aussi importante d’études consacrées à
Judith Prigent, "Christian Prigent de face"
l’auteur. Mais ouvrage original aussi par sa facture plurivocale délibérée. En effet, les interventions d’écrivains – de l’auteur même et de ses amis de TXT présents au colloque – dialoguent avec les entretiens d’artistes (acteurs, cinéaste, peintre) et avec les interventions de journalistes et d’universitaires français et étrangers du monde entier (États-Unis, Japon, Brésil notamment), tous spécialistes du champ littéraire extrême contemporain, commentateurs de longue date de Christian Prigent ou voix critiques plus récents. Les genres sont mêlés (inédits d’écrivains, entretiens, essais et communications universitaires) comme les supports (textes, dessins, photogrammes) à l’image de la convivialité et de la mixité qui a été celle du colloque et qui transparaît à l’état vif, en particulier dans les « entretiens ».

Enfin cet ouvrage se distingue par l’implication forte de Christian Prigent, présent durant tout le colloque et à nouveau ici par les archives, textes et dessins inédits donnés en première publication.



Petit florilège


Bénédicte Gorrillot : « Peut-être faut-il privilégier "langue" aux plus abstraits "langage", "discours" ou logos, pour aborder l'œuvre de Christian Prigent, parce que sa/ses lingua(e) (dérivée(s) de lingo) s'acharne(nt) à lécher le corps sensuel du réel, essaie(nt) d'en arracher un peu de chair (de présence), par les mots sortis de la bouche..., sans être pour autant réductible à la seule lalangue lacanienne - ce "bouillon" de matière sonore transmis par la mère [...] » (p. 26-27)

Fabrice Thumerel : "En milieu prigentien, le réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture). Ce réel-point zéro est le point d’asymptote non seulement entre art et réalité, mais encore et surtout entre prose et poésie [...].
Ce réel-point zéro est ainsi le point d’intersection entre l’axe syntagmatique – celui du récit linéaire, de la figuration, de la coagulation du sens par référence à des réalités psychologiques, historiques et socioculturelles – et l’axe paradigmatique – celui, poétique, de la dé-figuration, des choix lexicaux et rythmiques, des associations libres, des jeux de signifiés et de signifiants" (p. 146).

Christian Prigent : "Réel : non-savoir, il-limité.
Réalité : savoir, limité.
Écrire : sous la poussée du non-savoir - pour il-limiter la limite.
Ce qu'écrire représente (n')est (que) le il de l'illimité, le in, la négation (la destruction du déjà-écrit)" (p. 473).

Dominique Brancher : "Chez Rabelais comme chez Prigent, la soufflerie textuelle polyphonique, en boyau de cochon, raille la pompe des grandes orgues littéraires.
Le carnaval s’y dénonce comme un masque antigel, en perpétuelle mutation. Le « parlé caca » fait glisser la langue de l’énonciateur mais aussi celle de l’interprète, forcé d’interpréter à plus bas sens, et le parler cochon tourne infatigablement autour du trou, sans jamais faire mouche" (p. 244).

Nathalie Quintane :

"La génération de 90 reprend plus ou moins ce bilan de fin de partie à son compte : pas de souveraineté de la littérature, nécessité de défaire cette sacralité, etc. Comme Prigent le rappelle, la littérature ne se confond pas avec les discours ambiants, mais découpe et prélève dans ces discours (cf. le retour du cut up et ses diverses déclinaisons en termes de « sampling/virus »), produisant des effets d'hétérogénéité, d'étrangement, à l'intérieur même de ces discours.

Ce qui est sûr, c'est que cet hétérogène-là n'est pas exception (« grandes irrégularités ») et ne s’oppose pas par définition à la société démocratique moderne. Il s'y reconnaît en la reconnaissant comme contexte, ce qui ne signifie pas qu'il l'accepte sans critique – ni qu'il (n')en fait, se faisant, la critique.

Non seulement, donc, il n'y a plus d'exception littéraire, mais il faut sortir de la littérature, ou de la « poésie ». Or, si la littérature/poésie se confond avec les « grandes irrégularités de langue », avec langagement, alors Prigent produit plutôt un effort continu pour ne pas en sortir (qui comprend la
Prigent, "Verheggen en Phébus"
difficulté d'y rester)" (p. 312).

▶ Christian Prigent : "Extraits de lettres à Jean-Pierre Verheggen"

Vraiment bien "touillé" le montage commenté par Jean-Pierre Verheggen !
On retiendra, entre autres, la lucidité du directeur de TXT : "Attention à l'installation dans un langage carambolesque qui (lui aussi) peut tourner au poncif" (p. 344).
Et l'humour, un peu caustique ici car il ne s'agit pas de donner dans le Change : « Change devient la NRF de l'"avant-garde" ; une poubelle en polystyrène au lieu d'une corbeille en inox, c'est tout » (p. 353).

Table des matières


Avant-propos, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel
Bénédicte GORRILLOT : Pour ouvrir


Chapitre I Chanter en charabias (ou trou-vailler "la faiblesse des formes")
Laurent FOURCAUT : Dum pendet filius : Peloter la langue pour se la farcir maternelle
Jean RENAUD : La matière syllabique
Tristan HORDÉ : Christian Prigent et le vers sens dessus dessous
Bénédicte GORRILLOT, Christian PRIGENT : Prigent/ Martial : trou(v)er le traduire
Marcelo JACQUES DE MORAES : Trou(v)er sa langue par la langue de l’autre : en traduisant Christian Prigent en brésilien
Jean-Pierre BOBILLOT : La « voix-de-l’écrit » : une spécificité médiopoétique ou Comment (de) la langu’ se colletant à/avec du réel trou(v)e à se manifester dans un mo(t)ment de réalité

Chapitre II. L'Affrontement au réel "des langues-en-corps"
Fabrice THUMEREL : Réel : point Prigent. (Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)
Philippe BOUTIBONNES : Et hop ! Une, deux, trois, d’autres et toutes
Philippe MET : Porno-Prigent, ou la langue à la chatte
Jean-Claude PINSON : Éros cosmicomique
Éric CLÉMENS : La danse des morts du conteur

Chapitre III. "Le Bâti des langues" traversées

Dominique BRANCHER : Dégeler Rabelais. Mouches à viande, mouches à langue
Chantal LAPEYRE-DESMAISON : Ratages et merveilles : le geste baroque de Christian Prigent
Hugues MARCHAL : Une sente sinueuse et ardue : les sciences dans Les Enfances Chino
Éric AVOCAT : La démocratie poétique de Christian Prigent. Tumultes et mouvements divers à l’assemblée des mots
Nathalie QUINTANE : Prigent/Bataille et la « génération de 90 »
Olivier PENOT-LACASSAGNE : La fiction de la littérature
David CHRISTOFFEL : Les popottes à Cricri

Chapitre IV. De TXT à l’archive : l’interlocution contemporaine des langues-Prigent
Jean-Pierre VERHEGGEN : Le bien touillé (extraits de lettres de Christian Prigent à Jean-Pierre Verheggen, 1969/1989)   
Jacques DEMARCQ : « Prigentation d’Œuf-glotte »
Alain FRONTIER : Comment j’ai connu Christian Prigent
Christophe KANTCHEFF : Le trou de la critique. Sur la réception de l’œuvre de Christian Prigent dans la presse  
Typhaine GARNIER : L’écrivain aux archives ou le souci des traces
Jean-Marc BOURG, ÉRIC CLÉMENS : Comment parler le Prigent ?
Vanda BENES, Éric CLÉMENS : Pierrot mutin
Ginette LAVIGNE, Élisabeth CARDONNE-ARLYCK : Sur La Belle Journée
Christian PRIGENT : JOURNAL. Décembre 2013/janvier 2014 (extraits)

Postface : fin des « actions » ?, par Bénédicte Gorrillot et Fabrice Thumerel
Bibliographie générale
Les auteurs
Table des illustrations