jeudi 6 février 2014

Réel : point Prigent, par Fabrice Thumerel (Traversée Prigent #3)

En avant-première, voici une présentation un peu développée de ma communication prévue pour le colloque de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er la langue".

 

Réel : point Prigent.
(Le réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)



Dans la première version de L'Incontenable (P.O.L, 2004) intitulée Réel : point zéro (Weidler Buchverlag, Berlin, 2001), Christian Prigent formule cette définition qui a fait date : « J'appelle
"poésie" la symbolisation paradoxale d'un trou. Ce trou, je le nomme "réel". Réel s'entend ici au sens lacanien : ce qui commence "là où le sens s'arrête". La "poésie" tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues ». Et de compléter cette conception négative du travail poétique entendu au sens large du terme, c'est-à-dire par delà les frontières entre les genres institués : « la poésie vise le réel en tant qu'absent de tout bouquin. Ou : le réel en tant que point zéro du calcul formel qui fait texte » (p. 11). En milieu prigentien, ce réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture).

Il s'agira ici d'étudier la façon dont l'ôteur, dans les fictions ressortissant à la « matière de Bretagne » (Commencement, Une phrase pour ma mère, Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino), dépasse l'antinomie entre formalisme et expressionnisme pour aboutir à un réalisme critique qui consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement, au travers de ces prismes que sont les tableaux de grands peintres, les textes des bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine ou populaire) et les discours les plus divers.


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Si réalisme il y a dans les autopoéfictions, c’est bel et bien d’un réalisme discursif ou, plus largement, d’un réalisme textuel dont il convient de parler : le langage ne pouvant que renvoyer au langage - selon le principe de l’isomorphisme -, la seule réalité que l’on puisse reproduire est d’ordre linguistique. Entre l’écrivain et le vécu s’interpose ainsi tout un jeu de codes linguistiques et romanesques, un vaste polypier discursif/textuel emmagasiné dans sa mémoire affective et littéraire.

Cet effet de prisme est le propre d’une modernité qui commence avec le constat que le réalisme mimétique est un leurre : il ne saurait y avoir de saisie immédiate du « réel », ce dehors étant
inaccessible au parlant ; autrement dit, notre présence au monde ne peut qu’être négative, dans l’exacte mesure où notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps. Dans cette perspective, « le réel est une sorte de complexe énergétique venu en travers de la résorption verbale et la débordant de partout » (Christian Prigent, quatre temps, avec B. Gorrillot, Argol, 2009, p. 113). La conscience que notre expérience ne saurait être traduite « en parler pigeable par la société de conurbation » et que, par conséquent, il faut se consacrer à la « tentative d’exploration du trop qui vous troue », dans la lignée de Ponge, Christian Prigent la nomme rage d’expression (Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 261). On peut y voir une nouvelle forme de réalisme subjectif, un réalisme sensoriel : « On synthèse images via odeurs, bruités, sensations en vrac. On peint avec ça du blason serti, en couleurs chromo » - et ça donne Demain je meurs (P.O.L, 2007, p. 163).

Dès lors que nous vivons entouré des histoires que nous nous racontons, notre rapport au monde est médiatisé : « la petite lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique, c’est ma tête à moi » (p. 20). Un passage de Demain je meurs nous égare dans le labyrinthe des représentations de représentations : « Elle me confie en bénédiction, par du signalé de Braille sans le son, ce que dit son Maître qu’un Maître avait dit qu’il tenait d’un Maître qui le lui confia comme vérité pure confirmée par maints Maîtres et Gourous [...] » (p. 30). Le « réel », c’est ce qui excède nos représentations, se situant dans un en-deça ou un au-delà. Ce que nous tenons pour la réalité n’en est que la représentation spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie » (Les Enfances Chino, P.O.L, 2013, p. 77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut que se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt il dira qu’on lui a dit que quelqu’un disait qu’on lui avait dit et au bout du dire y a plus comme causeur qu’une tête d’épingle [...] » (267)…

Comment faire face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le réalisme critique de Christian Prigent consiste à prendre le parti de l’objet narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique,
polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.

La vérité/réalité étant inatteignable, Demain je meurs en donne une vision « multifocale » (cf. p. 163), kaléidoscopique... D’où, à proprement parler, une véritable mise en scène(s) : le texte orchestre dix chapitres dont les titres offrent des vues, vision et « flashes en rétro », en plus d’un « carnet de croquis (vu à la lorgnette à la Fête de l’Aube) » (pp. 151-153), de tous les flashes et flash-back internes se rapportant à la petite ou à la grande histoire, comme des « scènes de » (« scènes de sa vie militaire », pp. 105-107) et des nombreuses vignettes (par exemple, « Vignettes en vite fait », pp. 322-327)... Que retient-on d’une vie, hormis des images et des saynettes éclatées ? La continuité réaliste, que met en œuvre le récit linéaire et chronologique, se trouve remise en question : Demain je meurs juxtapose des tableaux plus ou moins troubles en précipité ou « en croqué vif » (p. 141), des poèmes en vers de mirliton et diverses digressions.

lundi 3 février 2014

Christian Prigent, L'Archive e(s)t l'oeuvre e(s)t l'archive / Réouverture pour inventaire 2/2 (Traversée Prigent #2), par Fabrice Thumerel


 Christian Prigent au Palais des Beaux-Arts de Lille en novembre 2013

Christian Prigent, L’Archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive, Supplément à la Lettre de l’IMEC, coll. "Le Lieu de l’archive", hiver 2012, 32 pages.

A l’occasion du dépôt de ses archives à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC), Christian Prigent a écrit cet opuscule qui permet de faire le point sur sa fabrique scripturale comme sur son rapport à la Bibliothèque et à la critique génétique : après le volume Christian Prigent, quatre temps, voici donc le deuxième volet de la réouverture pour inventaire. De quoi s’agit-il ? Celui qui n’a jamais fait part du moindre intérêt pour la question des archives distingue trois types de documents : un dossier lacunaire comprenant brouillons et états divers de ses manuscrits ; les archives dites "familiales" (photos d’enfance et lettres essentiellement) ; des archives sonores et textuelles concernant les avant-gardes et les écritures expérimentales depuis les années 70 (cassettes audio, revues, affiches et programmes de multiples manifestations et colloques…), auxquelles s’ajoutent un ensemble étiqueté "socio-politique", qui témoigne du contexte des années 50-60 et des activités paternelles au sein du PC. Nous attend une surprise de taille : celui qui a fait son entrée dans le champ littéraire en un temps qui proclamait la mort de l’auteur n’est pas prêt à renoncer aux privilèges de l’auctor.

L’ethos prigentien ressortit au relativisme moderniste : dès lors que notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps, notre présence au monde ne peut qu’être négative et il ne saurait y avoir de saisie immédiate du "réel" ; notre rapport au monde étant médiatisé, nous ne percevons la "réalité" qu’à travers le prisme de nos représentations, de matériaux symboliques qui constituent notre culture spécifique ; aussi sommes-nous structurés par les discours socioculturels et les textes les plus variés qu’a emmagasinés notre mémoire affective et littéraire. D’où une écriture qui exhibe ses matériaux (notamment dans les dernières autopoéfictions : Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino) : écrire, c’est se confronter à ces archives qui nous informent.

Au reste, Christian Prigent revient sur ce qu’il appelle son "bricolage formel", c’est-à-dire la manière dont il travaille ces matériaux, allant jusqu’à préciser les cinq étapes du processus : "sélection / extraction / insertion / articulation / transformation" (p. 18). Plus précisément, dans les années 70-80 (années TXT), il crée des polyphonies au moyen de collages et d’une pratique du cut-up qui se veut ludique et critique (la visée éthique/politique prévaut sur le seul aspect technique : cf. "Morale du cut-up", dans Une erreur de la nature, P.O.L, 1996, p. 70-78) ; d’où cette différenciation vis-à-vis de William Burroughs : "Mon matériel documentaire est d’une tout autre nature : autobiographique, enfantin, rural, élégiaque. Il y a cut-up puisqu’il y a découpe, prélèvement et remontage des bribes découpées. Mais la manipulation rhétorique (homophonique, etc.) et l’effet (essentiellement comique) recherché sont radicalement différents de ce que produisaient le pathos socio-critique et la dramatisation du cut-up à la Burroughs" (17). Mais depuis une bonne vingtaine d’années, il insiste sur ce qui fait tenir les textes : "Un livre tient pour autant qu’un phrasé, semblable à nul autre, y lie l’hétérogénéité du matériau documentaire (l’histoire, la culture, les affects, les fantasmes, les temps et les espaces divers) et la complexité formelle (intertextualité, montage, disparate générique, malaxage rythmique…)" (18). Dans cette optique d’un formalisme avant-gardiste qui confère de la valeur à la notion différentielle d’"écriture", le matériau n’existe qu’archivé dans l’œuvre.

Et l’écrivain de réaffirmer la spécificité de l’œuvre : "Une œuvre ne se constitue que contre son archive : elle est le résultat d’une force de transformation et d’accomplissement de l’archive en autre chose, de sub-lime [...]" (20-21). Ce faisant, il fait prévaloir le texte concerté (l’œuvre) sur l’avant-texte, mettant en valeur le processus maîtrisé par l’auteur. Pour lui, la démarche génétique va à proprement parler à contre-sens : s’orientant du texte vers l’avant-texte, à savoir de l’accompli vers l’inaccompli, du sublime vers le laborieux, elle nie le travail de hiérarchisation esthétique et de création originale. En fait, l’essentialisme textualiste s’oppose à la méthode génétique au nom de l’irréductibilité littéraire. Seulement, dès lors qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de célébrer/mythifier le "génie créateur", peut-on réduire toute explication à une réduction de l’œuvre ? Evitant désormais les excès positivistes, les égarements finalistes ou la tentation naïve de trouver dans l’avant-texte l’authenticité ou le sens ultime du texte, et bien que parfois laborieuse et peu enthousiasmante, la critique génétique met l’accent sur les logiques d’écriture, les processus d’élaboration d’une écriture singulière. Par ailleurs, contre une doxa toujours prompte à hypostasier écrivain et écriture, la sociogénétique procède à l’objectivation par relativisation historicisante : toute position ne prend sens que par rapport à une trajectoire dans l’espace littéraire et à l’histoire de ce champ ; c’est ainsi que le dossier génétique permet d’étudier comment chaque œuvre se définit par rapport à l’histoire littéraire et l’espace des possibles contemporain (ensemble des normes et valeurs établies dans un état du champ). Or, si l’écrivain n’a pas à céder aux assignations savantes ni à tous types de jugement de valeur, sa "liberté créatrice" est-elle menacée par une démarche qui démontre l’originalité d’une position ? Quand on fait partie des rares à écrire non pas tant pour le public que pour et devant la Bibliothèque, c’est-à-dire à ne pas se contenter d’un espace de réception immédiat pour se situer dans une histoire, qu’a-t-on à craindre d’une perspective historicisante ?

jeudi 30 janvier 2014

Réouverture pour inventaire (Traversée Prigent #1), par Fabrice Thumerel


 Christian Prigent et Paul Otchakovsky-Laurens en 2013


Pour commencement de la "Traversée Prigent", pas de meilleure prig' de vue que l'(auto)biograffrie en quatre temps d'un horrible trouvailleur (clins d’œil à deux ouvrages illustrés de l’écrivain - 1979 et 2004 - ainsi qu’à un article de Pierre Le Pillouër paru dans La Quinzaine littéraire - n° 444, 1985). Tandis qu'en ce 30 janvier 2014 vient d'être mis en ligne sur le site POL 23 entretiens sous le titre de SILO, paru en 2009, son dernier livre d’entretiens constitue d’ores et déjà une somme incontournable pour plusieurs raisons : alors même que la quasi-totalité des interviews passées ont trait à des sujets ou des tours d’horizon bien circonscrits – sur Libr-critique, à son engagement avant-gardiste, à son itinéraire revuiste ou au Salon du livre de Tanger –, plus encore que dans Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas. Entretiens avec Hervé Castanet (Cadex, 2004) – en quatre temps également –, ce volume offre une vision synoptique d’une trajectoire singulière (rapports aux imagos parentales, à la bibliothèque, aux Anciens comme aux Modernes, à la philosophie et à la peinture, avant-gardes et politique, conception de l’écriture, motifs de prédilection…) ; sans parler de la qualité des réponses, la seule quantité des développements et des documents est sans précédent ; cette rencontre a lieu avec celle-là même qui l’avait interrogé sur la peinture dans le premier chapitre du Sens du toucher et à qui nous devons « Prigent, le directeur de TXT et le modernisme anglo-saxon » et « Prigent, l’écriture du commencement. »


Christian Prigent, quatre temps. Rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, coll. "Les Singuliers", 2009, 268 pages, 26 €, ISBN : 978-2-915978-45-2.


Réouverture pour inventaire


Maison Prigent, enseigne TXT


Si l’œuvre de Christian Prigent (né en 1945) n’a encore fait l’objet ni de très nombreuses traductions, ni d’une (ré)édition en collection Poésie/Gallimard, et a dû attendre juillet 2014 pour enfin bénéficier d'un colloque international de Cerisy, en revanche s’avère tout à fait impressionnante la quantité d’entretiens et d’études critiques publiés, que ce soit dans des numéros ou des dossiers de revues spécialisées, dans des revues et ouvrages universitaires, ou encore sur des sites littéraires (et on aura remarqué que Libr-critique.com n’est pas en reste). On n'oubliera pas d'autres indices de consécration : les prix reçus en 2008 (Prix Louis Guilloux pour Demain je meurs) et 2009 ("Coup de cœur" de l’Académie Charles Cros pour Le Naufrage du litanic), les recensements anthologiques, les rubriques de dictionnaire, la création en 2009 sur Facebook du groupe "Autour de Christian Prigent" (administrateur : Gilbert Quelennec ; modérateur : Fabrice Thumerel), ou encore le nombre de référencements par le moteur de recherche Google (30 000 environ concernant l’écrivain)… C’est pourquoi l’un des sites littéraires français les plus importants (Sitaudis) salue "une œuvre considérable par son ampleur et son retentissement (surtout parmi ses pairs pour le moment). "
Maintenant qu’il a atteint l’âge canonique qui lui vaut d’être reconnu comme le héraut d’une avant-garde labellisée TXT et, plus largement, comme un quasi-classique de la modernité poétique, voici venue l’heure pour Christian Prigent d’habiter son lieu poétique. Non pas qu’il n’ait plus rien à dire, qu’il batte en retraite ou qu’il vive de ses lauriers : tout, dans les faits, prouve le contraire, ses récentes œuvres poétiques et critiques comme leur réception, ses diverses prises de position comme les réactions suscitées. Une fois la bataille gagnée par son avant-garde, il s’agit plutôt d’occuper une position. C’est ce qui ressort de la déclaration émise lors de l’entretien recueilli dans nos « Manières de critiquer » sur les avant-gardes : " Il n’y a plus rien de réactif au champ, plus guère, même, de métapoétique polémique dans mes textes de fiction. Et peu m’importe aujourd’hui qu’il s’agisse d’avant-garde (ou pas), de modernité (ou non) ". C’est dire le privilège lié à la topographie littéraire, les effets libérateurs engendrés par l’occupation d’un haut lieu poétique.

Cela dit, dans ce volume même, à deux reprises il n’épargne guère l’état actuel du champ poétique (cf. p. 95) et, plus généralement, du champ culturel (cf. p. 12). Au reste, la critique combinée de la littérature en train de se faire et la valorisation des avant-gardes historiques sont caractéristiques d’une posture d’avant-garde. Mais, apanage de tout avant-gardiste consacré, Christian Prigent est maintenant en mesure de prendre ses distances vis-à-vis de l’avant-garde TXT qu’il incarne : outre que l’indistinction générique n’est plus un enjeu pour lui (179), il tourne en dérision les jargons de ces années-là, tout comme les calembours et autres gags avant-gardistes (127-129), et n’hésite pas à pointer du doigt "les raideurs théoricistes" (127), le "volontarisme péniblement démonstratif" (129)… Il va jusqu’à l’autocritique personnelle, rappelant les tatonnements et le "volontarisme maniériste" de ses débuts (112), confiant que la carnavalisation est "l’hypocrite solution [...] trouvée [...] pour jouer encore quelque chose de la délicieuse partie poético-régressive, sans pour autant renoncer, au moins en apparence, à la lucidité critique" (192).


Faire tenir l’incontenable


Il s’agit surtout d’opérer une réouverture pour inventaire : réinvestir le lieu pour le réinventer, le réexplorer pour en estomper les lignes de faille et redessiner les lignes de force, l’aérer pour en saisir l’essence volatile (l’esprit), le revisiter pour en faire ressortir l’âme. On pourrait également parler de retrempe du miroir, non pas narcissique mais identitaire, qui donne à l’œuvre un nouveau tain : sa surface de réflexion optimisée, elle est en mesure d’étinceler et de réfracter d’autres feux. C’est ainsi qu’en ce début de siècle l’on assiste à un mouvement de recentrement sur ce que l’écrivain estime être la substantifique moëlle de son œuvre : la sélection des titres réunis dans Presque tout (POL, 2002) comme la réédition de Peep-show attestent la volonté de sauvegarder le patrimoine poétique du "premier Prigent", celui de l’avant-garde TXT et de l’avant-POL ; quant à la parution du Naufrage du litanic (2008), condensé de lectures donnant un aperçu de ce que le poète entend par la voix-de-l’écrit, elle résulte du prélèvement des passages qui, dans Voilà les sexes (Luneau-Ascot, Paris, 1982), lui semblent postérisables (si l’on peut dire) ; "La Voix-de-l'écrit", justement, fait partie intégrante d'une Compile (P.O.L, 2011) qui nous fait surtout entendre des extraits des dernières fictions à cette date (Grand-mère Quéquette et Demain je meurs) ; le dépôt de ses archives à l'IMEC, en 2012, est pour lui l'occasion d'entreprendre un nouveau tour d'horizon (nous y reviendrons dans le post suivant).
Cette réappropriation du miroir de l’œuvre, cette reconfiguration de l’espace peut paraître surprenant chez celui qui, dans le prologue d’Une erreur de la nature (POL, 1996), confie sa préférence pour les " œuvres qui ont fait œuvre de l’impossibilité de faire œuvre : la trace suspendue laissée par Lautréamont et par Rimbaud, [...] l’espace lacunaire où semble finir par s’évaporer la poésie de Hölderlin et ce chantier désordonné, perpétuellement replâtré et définitivement non clos que sont des entreprises comme celles de Jarry, de Cingria ou de Khlebnikov " (p. 10). Car peu d’œuvres contemporaines sont autant encadrées que celle de Christian Prigent : aux divers commentaires et analyses critiques essaimés au fil des entretiens et essais, s’est ajouté ces derniers temps le regroupement-remaniement d’articles publiés en divers lieux qui est au principe des volumes L’Incontenable (P.O.L, 2004) et Ce qui fait tenir (P.O.L, 2005), comme de la sélection d'essais (onze exactement) parue dans SILO avec les 23 entretiens. Dans les trois cas, comme pour Presque tout, il s’agit d’un mouvement de captation/aimantation en vue de faire entrer les membra disjecta dans l’œuvre labellisée POL – lequel label est légitimant, comme le signale l’écrivain lui-même. Un peu plus loin, petite leçon de sociologie : « Le label éditorial est une instance fondatrice [...] il légitime un "sérieux", une intégration aux corps constitués de la vie culturelle du temps et une promesse d’inscription dans l’histoire » (118).

Fait relativement nouveau dans Christian Prigent, quatre temps, le poète et essayiste ne lésine pas sur les détours sociologiques, excellant dans l’analyse du champ littéraire des années 1968-1972, où il fait son entrée à peine majeur, différenciant en particulier les héritiers parisiens de Tel Quel et les non héritiers de TXT, mais aussi dans l’art de définir des notions clés comme celles d’"écrivain" (89) ou d’"illisible" (121). Mais l’intérêt du dialogue est lié aux limites de l’autoanalyse, que l’écrivain reconnaît d’ailleurs bien volontiers : puisque l’auteur ne peut être jusqu’au bout l’analyste de son propre cas (cf. 233), et que certains de ses jugements (sur Du Bouchet, par exemple) sont d’autant moins objectifs qu’ils concernent des positions ou prises de position adverses, il importe que l’interlocuteur limite le monopole auctorial de l’interprétation en jouant son rôle de contradicteur et de critique. Rôle des plus ardus quand il y a une grande différence d’expérience et de capital symbolique… Aussi ne saurait-on reprocher quoi que ce soit à Bénédicte Gorrillot, qui s’acquitte au mieux de sa tâche.
Si œuvre impossible il y a, c’est donc au sens où, d’une part, dans ce volume d’entretiens comme dans ses divers travaux de réédition, l’auteur n’a de cesse que de la remanier, de la réorienter, d’en modifier ou déplacer les limites, et, d’autre part, il est très difficile au critique de se frayer un chemin dans cet espace quadrillé. En témoignent ici deux types d’énoncé. L’hypobole : « Je sais que cette affirmation peut paraître bizarre, mais je crois que mes livres ont un objectif "réaliste" » (p. 130). L’injonction : " Et si cela intéresse quelqu’un de rechercher la généalogie desdits écrits, c’est bien évidemment dans cette bibliothèque-là [celle des Modernes] qu’il trouvera de quoi la reconstituer " (12) ; " Il n’y a rien d’autre à apprécier dans mes livres que le phrasé qu’ils tentent d’imposer " (196). D’où la démarche objectivante privilégiée dans cet article qui offre un regard sociogénétique sur la posture de Christian Prigent. (Qu’on me permette de renvoyer à l'ouvrage à paraître intitulé Pour une sociogénétique littéraire).
Dans cette perspective, mentionnons deux prises de position majeures. Tout d’abord, la réévaluation de son travail de prose au détriment de son œuvre poétique : tandis qu’à ses yeux son style mirliton ou ses complaisances sentimentales n’ont plus "grand intérêt" (184), en revanche, nées d’une tension entre matériaux traités et effort-au-style (phrasé), ses fictions lui procurent une intense jouissance et lui permettent de " remonter vers la matière complexe de [ses] vies (enfance, adolescence) " (179). Mais surtout, ce qui est le plus frappant, c’est le paradoxe qu’on pourrait formuler ainsi : souhaitant s’inscrire à l’encontre de ces vieux mythes littéraires que sont l’"inspiration", la "profondeur psychologique " ou le "vouloir-dire de l’auteur", et passant outre les nombreuses références autobiographiques qui sous-tendent son œuvre et les nombreux documents qui accompagnent des livres comme l’Album de Commencement (Ulysse fin de siècle, 1997) ou Demain je meurs (P.O.L, 2008), Christian Prigent n’a de cesse que de gommer l’ancrage autobiographique et de présenter ses autopoéfictions comme de simples exercices formels retraitant des "matériaux déjà écrits" (129), autobiographiques ou non… Le sociopoéticien ne peut qu’insister sur ces déplacements rhétoriques ô combien révélateurs : comment interpréter un tel oubli de l’expérience littéraire, tout l’engagement libidinal et politique que présuppose une telle œuvre, autrement que comme un reste/geste de "crispation avant-gardiste", pour reprendre une expression de l’écrivain lui-même ? Et n’est-ce pas un repositionnement stratégique que cette façon de se focaliser sur un point commun entre modernisme et post-modernisme : le recyclage discursif ?

jeudi 23 janvier 2014

Colloque de Cerisy. Christian Prigent : trou(v)er sa langue





                   CHRISTIAN PRIGENT : TROU(V)ER SA LANGUE

DU LUNDI 30 JUIN (19 H) AU LUNDI 7 JUILLET (14 H) 2014

(Colloque de 7 jours)

DIRECTION : Bénédicte GORRILLOT, Sylvain SANTI, Fabrice THUMEREL

Avec la participation de Christian PRIGENT

ARGUMENT :

Comme ancien directeur de la revue d'avant-garde TXT (1969-1993) autant que par l’ampleur et la diversité de son œuvre personnelle, Christian Prigent (né en 1945) fait l’objet, depuis 10 ans, de multiples publications, rencontres, journées d’étude, enregistrements, mises en scène et films. D’où l'opportunité d’organiser un colloque international qui permette d'établir un premier bilan des réflexions proposées sur cet écrivain et d'ouvrir d'autres perspectives de lecture.


Le réel est ce que l’écrivain affronte, face auquel il essaie de trouver sa langue. Or ce réel est pour lui, comme pour Lacan, ce qui "commence là où le sens s'arrête". C’est encore le réel pulsionnel du corps qui défait les voix, comme chez Artaud ou Bataille. Marqué par la négativité de la Modernité, Prigent ne cesse donc de trouer la langue, les représentations admises aussi bien que l’histoire littéraire. Et il problématise violemment la légitimité du geste créateur. Mais il invite aussi à un salut du poétique inattendu en ce début de siècle qui continue volontiers à liquider, avec les avant-gardes, les genres millénaires, les engagements politiques et les utopies esthétiques. Les livres de Christian Prigent proposent ainsi une "trouée", au sens de la promesse d'une embellie. Car s'y opère peut-être le miracle d'avoir forcé l'expression juste du réel - voire de soi ?

L'anamorphoseur anamorphosé



De quoi Christian Prigent est-il le nom ?

Quelques mois avant le premier colloque international de Cerisy sur son œuvre, telle est la problématique qui va nous guider ici : pour les spécialistes comme pour les esprits curieux, il ne s’agira pas d’arborer les rubriques complaisantes d’une « Société des Amis de », mais avec le plus de pertinence possible d’explorer le territoire prigentien, de nous interroger sur la situation de cet écrivain majeur dans l’histoire littéraire comme dans l’espace littéraire actuel - sur les rapports qu’il entretient à la langue, à la Bibliothèque, à la peinture...

Autour de Christian Prigent : avec et ailleurs - le dialogue empathique se doublant d’une distanciation propre à la démarche du critique et du chercheur.
 Fabrice Thumerel


Composition du train PRIGENT : 

* Nous commencerons par l'actualité immédiate (Colloque international de Cerisy), avant de lancer une "Traversée Prigent" en plusieurs étapes (bio-bibliographie avec vues synthétiques, chroniques courtes, liens et documents divers) ;

* l'architecture du site permet des lectures diverses, tout en privilégiant une logique structurelle (les archives sont classées par ordre chronologique : des plus anciennes publications aux plus récentes) ;

*   le site est essentiellement associé à trois autres : http://www.libr-critique.com / http://www.pol-editeur.com / http://www.le-terrier.net