Christian Prigent au Palais des Beaux-Arts de Lille en novembre 2013
A l’occasion du dépôt de ses archives à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC), Christian Prigent a écrit cet
opuscule qui permet de faire le point sur sa fabrique scripturale comme
sur son rapport à la Bibliothèque et à la critique génétique : après le
volume Christian Prigent, quatre temps,
voici donc le deuxième volet de la réouverture pour inventaire. De quoi
s’agit-il ? Celui qui n’a jamais fait part du moindre intérêt pour la
question des archives distingue trois types de documents : un dossier
lacunaire comprenant brouillons et états divers de ses manuscrits ; les
archives dites "familiales" (photos d’enfance et lettres
essentiellement) ; des archives sonores et textuelles concernant les
avant-gardes et les écritures expérimentales depuis les années 70
(cassettes audio, revues, affiches et programmes de multiples
manifestations et colloques…), auxquelles s’ajoutent un ensemble
étiqueté "socio-politique", qui témoigne du contexte des années 50-60 et
des activités paternelles au sein du PC. Nous attend une surprise de
taille : celui qui a fait son entrée dans le champ littéraire en un
temps qui proclamait la mort de l’auteur n’est pas prêt à renoncer aux
privilèges de l’auctor.
L’ethos prigentien ressortit au relativisme moderniste : dès lors que
notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le
monde extérieur comme notre propre corps, notre présence au monde ne
peut qu’être négative et il ne saurait y avoir de saisie immédiate du
"réel" ; notre rapport au monde étant médiatisé, nous ne percevons la
"réalité" qu’à travers le prisme de nos représentations, de matériaux
symboliques qui constituent notre culture spécifique ; aussi sommes-nous
structurés par les discours socioculturels et les textes les plus
variés qu’a emmagasinés notre mémoire affective et littéraire. D’où une
écriture qui exhibe ses matériaux (notamment dans les dernières
autopoéfictions : Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino) : écrire, c’est se confronter à ces archives qui nous informent.
Au reste, Christian Prigent revient sur ce qu’il appelle son "bricolage formel", c’est-à-dire la manière dont il travaille ces matériaux,
allant jusqu’à préciser les cinq étapes du processus : "sélection /
extraction / insertion / articulation / transformation" (p. 18). Plus
précisément, dans les années 70-80 (années TXT), il crée des polyphonies au moyen de collages et d’une pratique du cut-up qui se veut ludique et critique (la visée éthique/politique prévaut sur le seul aspect technique : cf. "Morale du cut-up", dans Une erreur de la nature,
P.O.L, 1996, p. 70-78) ; d’où cette différenciation vis-à-vis de
William Burroughs : "Mon matériel documentaire est d’une tout autre
nature : autobiographique, enfantin, rural, élégiaque. Il y a cut-up
puisqu’il y a découpe, prélèvement et remontage des bribes découpées.
Mais la manipulation rhétorique (homophonique, etc.) et l’effet
(essentiellement comique) recherché sont radicalement différents de ce
que produisaient le pathos socio-critique et la dramatisation du cut-up à
la Burroughs" (17). Mais depuis une bonne vingtaine d’années, il
insiste sur ce qui fait tenir les textes : "Un livre tient pour
autant qu’un phrasé, semblable à nul autre, y lie l’hétérogénéité du
matériau documentaire (l’histoire, la culture, les affects, les
fantasmes, les temps et les espaces divers) et la complexité formelle
(intertextualité, montage, disparate générique, malaxage rythmique…)"
(18). Dans cette optique d’un formalisme avant-gardiste qui confère de
la valeur à la notion différentielle d’"écriture", le matériau n’existe
qu’archivé dans l’œuvre.
Et l’écrivain de réaffirmer la spécificité de l’œuvre : "Une œuvre ne
se constitue que contre son archive : elle est le résultat d’une force
de transformation et d’accomplissement de l’archive en autre chose, de sub-lime
[...]" (20-21). Ce faisant, il fait prévaloir le texte concerté
(l’œuvre) sur l’avant-texte, mettant en valeur le processus maîtrisé par
l’auteur. Pour lui, la démarche génétique va à proprement parler à
contre-sens : s’orientant du texte
vers l’avant-texte, à savoir de l’accompli vers l’inaccompli, du
sublime vers le laborieux, elle nie le travail de hiérarchisation
esthétique et de création originale. En fait, l’essentialisme
textualiste s’oppose à la méthode génétique au nom de l’irréductibilité
littéraire. Seulement, dès lors qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de
célébrer/mythifier le "génie créateur", peut-on réduire toute explication à une réduction
de l’œuvre ? Evitant désormais les excès positivistes, les égarements
finalistes ou la tentation naïve de trouver dans l’avant-texte
l’authenticité ou le sens ultime du texte, et bien que parfois
laborieuse et peu enthousiasmante, la critique génétique met l’accent
sur les logiques d’écriture, les processus d’élaboration d’une écriture
singulière. Par ailleurs, contre une doxa toujours prompte à hypostasier
écrivain et écriture, la sociogénétique
procède à l’objectivation par relativisation historicisante : toute
position ne prend sens que par rapport à une trajectoire dans l’espace
littéraire et à l’histoire de ce champ ; c’est ainsi que le dossier
génétique permet d’étudier comment chaque œuvre se définit par rapport à
l’histoire littéraire et l’espace des possibles contemporain (ensemble
des normes et valeurs établies dans un état du champ). Or, si l’écrivain
n’a pas à céder aux assignations savantes ni à tous types de jugement
de valeur, sa "liberté créatrice" est-elle menacée par une démarche qui
démontre l’originalité d’une position ? Quand on fait partie des rares à
écrire non pas tant pour le public que pour et devant la Bibliothèque,
c’est-à-dire à ne pas se contenter d’un espace de réception immédiat
pour se situer dans une histoire, qu’a-t-on à craindre d’une perspective
historicisante ?