En avant-première, voici une présentation un peu développée de ma communication prévue pour le colloque de Cerisy, "Christian Prigent : trou(v)er la langue".
Réel :
point Prigent.
(Le
réalisme critique dans la « matière de Bretagne »)
Dans
la première version de L'Incontenable (P.O.L, 2004)
intitulée Réel : point zéro (Weidler Buchverlag, Berlin, 2001), Christian Prigent formule cette définition
qui a fait date : « J'appelle
"poésie" la symbolisation paradoxale d'un trou. Ce trou, je le nomme "réel". Réel s'entend ici au sens lacanien : ce qui commence "là où le sens s'arrête". La "poésie" tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues ». Et de compléter cette conception négative du travail poétique entendu au sens large du terme, c'est-à-dire par delà les frontières entre les genres institués : « la poésie vise le réel en tant qu'absent de tout bouquin. Ou : le réel en tant que point zéro du calcul formel qui fait texte » (p. 11). En milieu prigentien, ce réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture).
"poésie" la symbolisation paradoxale d'un trou. Ce trou, je le nomme "réel". Réel s'entend ici au sens lacanien : ce qui commence "là où le sens s'arrête". La "poésie" tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues ». Et de compléter cette conception négative du travail poétique entendu au sens large du terme, c'est-à-dire par delà les frontières entre les genres institués : « la poésie vise le réel en tant qu'absent de tout bouquin. Ou : le réel en tant que point zéro du calcul formel qui fait texte » (p. 11). En milieu prigentien, ce réel-point zéro a pour nom Dieu, Nature ou corps : innommable, le réel n'existe qu'en langue (réel-en-langue) ; inatteignable, ce point zéro rend paradoxal tout réalisme – l'objectif visé se dérobant sans cesse (et c'est ce ratage même qui constitue l'écriture).
Il
s'agira ici d'étudier la façon dont l'ôteur, dans les
fictions ressortissant à la « matière de Bretagne »
(Commencement, Une phrase pour ma mère,
Grand-mère Quéquette, Demain je meurs
et Les Enfances Chino), dépasse l'antinomie entre
formalisme et expressionnisme pour aboutir à un réalisme critique
qui consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité
sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement, au
travers de ces prismes que sont les tableaux de grands peintres, les
textes des bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine
ou populaire) et les discours les plus divers.
*
*
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Si
réalisme il y a dans les autopoéfictions, c’est bel et bien d’un
réalisme discursif ou, plus largement, d’un réalisme
textuel dont il convient de parler : le langage ne pouvant
que renvoyer au langage - selon le principe de
l’isomorphisme -, la seule réalité que l’on
puisse reproduire est d’ordre linguistique. Entre l’écrivain et
le vécu s’interpose ainsi tout un jeu de codes linguistiques et
romanesques, un vaste polypier discursif/textuel emmagasiné dans sa
mémoire affective et littéraire.
Cet
effet de prisme
est le propre d’une modernité qui commence avec le constat que le
réalisme mimétique est un leurre : il ne saurait y avoir de
saisie immédiate du « réel », ce dehors étant
inaccessible au parlant ; autrement dit, notre présence au monde ne peut qu’être négative, dans l’exacte mesure où notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps. Dans cette perspective, « le réel est une sorte de complexe énergétique venu en travers de la résorption verbale et la débordant de partout » (Christian Prigent, quatre temps, avec B. Gorrillot, Argol, 2009, p. 113). La conscience que notre expérience ne saurait être traduite « en parler pigeable par la société de conurbation » et que, par conséquent, il faut se consacrer à la « tentative d’exploration du trop qui vous troue », dans la lignée de Ponge, Christian Prigent la nomme rage d’expression (Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 261). On peut y voir une nouvelle forme de réalisme subjectif, un réalisme sensoriel : « On synthèse images via odeurs, bruités, sensations en vrac. On peint avec ça du blason serti, en couleurs chromo » - et ça donne Demain je meurs (P.O.L, 2007, p. 163).
inaccessible au parlant ; autrement dit, notre présence au monde ne peut qu’être négative, dans l’exacte mesure où notre langage se révèle inadéquat à ces réalités sensibles que sont le monde extérieur comme notre propre corps. Dans cette perspective, « le réel est une sorte de complexe énergétique venu en travers de la résorption verbale et la débordant de partout » (Christian Prigent, quatre temps, avec B. Gorrillot, Argol, 2009, p. 113). La conscience que notre expérience ne saurait être traduite « en parler pigeable par la société de conurbation » et que, par conséquent, il faut se consacrer à la « tentative d’exploration du trop qui vous troue », dans la lignée de Ponge, Christian Prigent la nomme rage d’expression (Ceux qui merdRent, P.O.L, 1991, p. 261). On peut y voir une nouvelle forme de réalisme subjectif, un réalisme sensoriel : « On synthèse images via odeurs, bruités, sensations en vrac. On peint avec ça du blason serti, en couleurs chromo » - et ça donne Demain je meurs (P.O.L, 2007, p. 163).
Dès
lors que nous vivons entouré des histoires que nous nous racontons,
notre rapport au monde est médiatisé : « la petite
lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique, c’est ma tête
à moi » (p. 20). Un passage de Demain je meurs
nous égare dans le labyrinthe des représentations de
représentations : « Elle me confie en bénédiction, par
du signalé de Braille sans le son, ce que dit son Maître qu’un
Maître avait dit qu’il tenait d’un Maître qui le lui confia
comme vérité pure confirmée par maints Maîtres et Gourous [...] »
(p. 30). Le « réel », c’est ce qui excède nos
représentations, se situant dans un en-deça ou un au-delà. Ce que
nous tenons pour la réalité n’en est que la représentation
spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce
n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde.
Pas la vie : la pub de la vie » (Les Enfances Chino,
P.O.L, 2013, p. 77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut
que se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt
il dira qu’on lui a dit que quelqu’un disait qu’on lui avait
dit et au bout du dire y a plus comme causeur qu’une tête
d’épingle [...] » (267)…
Comment
faire face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le
réalisme critique de Christian Prigent consiste à prendre le parti
de l’objet narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique,
polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.
polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.
La
vérité/réalité étant inatteignable, Demain je meurs
en donne une vision « multifocale » (cf. p. 163),
kaléidoscopique... D’où, à proprement parler, une véritable
mise en scène(s) : le texte orchestre dix chapitres dont les
titres offrent des vues, vision et « flashes en rétro »,
en plus d’un « carnet de croquis (vu à la lorgnette à la
Fête de l’Aube) » (pp. 151-153), de tous les flashes et
flash-back internes se rapportant à la petite ou à la grande
histoire, comme des « scènes de » (« scènes de sa
vie militaire », pp. 105-107) et des nombreuses vignettes (par
exemple, « Vignettes en vite fait », pp.
322-327)... Que retient-on d’une vie, hormis des images et des
saynettes éclatées ? La continuité réaliste, que met en
œuvre le récit linéaire et chronologique, se trouve remise en
question : Demain je meurs
juxtapose des tableaux plus ou moins troubles en précipité ou « en
croqué vif » (p. 141), des poèmes en vers de mirliton et
diverses digressions.
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