Christian Prigent et Paul Otchakovsky-Laurens en 2013
Pour commencement de la "Traversée Prigent", pas de meilleure prig' de vue que l'(auto)biograffrie en quatre temps d'un horrible trouvailleur (clins d’œil à deux ouvrages illustrés de l’écrivain - 1979 et 2004 - ainsi qu’à un article de Pierre Le Pillouër paru dans La Quinzaine littéraire - n° 444, 1985). Tandis qu'en ce 30 janvier 2014 vient d'être mis en ligne sur le site POL 23 entretiens sous le titre de SILO, paru en 2009, son dernier livre d’entretiens constitue d’ores et déjà une somme incontournable pour plusieurs raisons : alors même que la quasi-totalité des interviews passées ont trait à des sujets ou des tours d’horizon bien circonscrits – sur Libr-critique, à son engagement avant-gardiste, à son itinéraire revuiste ou au Salon du livre de Tanger –, plus encore que dans Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas. Entretiens avec Hervé Castanet (Cadex, 2004) – en quatre temps également –, ce volume offre une vision synoptique d’une trajectoire singulière (rapports aux imagos parentales, à la bibliothèque, aux Anciens comme aux Modernes, à la philosophie et à la peinture, avant-gardes et politique, conception de l’écriture, motifs de prédilection…) ; sans parler de la qualité des réponses, la seule quantité des développements et des documents est sans précédent ; cette rencontre a lieu avec celle-là même qui l’avait interrogé sur la peinture dans le premier chapitre du Sens du toucher et à qui nous devons « Prigent, le directeur de TXT et le modernisme anglo-saxon » et « Prigent, l’écriture du commencement. »
Christian Prigent, quatre temps. Rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, coll. "Les Singuliers", 2009, 268 pages, 26 €, ISBN : 978-2-915978-45-2.
Réouverture pour inventaire
Maison Prigent, enseigne TXT
Si
l’œuvre de Christian Prigent (né en 1945) n’a encore fait l’objet
ni de très nombreuses traductions, ni d’une (ré)édition en collection
Poésie/Gallimard, et a dû attendre juillet 2014 pour enfin bénéficier d'un colloque international de Cerisy, en revanche s’avère tout à
fait impressionnante la quantité d’entretiens et d’études
critiques publiés, que ce soit dans des numéros ou des dossiers de revues
spécialisées, dans des revues et ouvrages universitaires, ou encore sur
des sites littéraires (et on aura remarqué que Libr-critique.com n’est pas en reste). On n'oubliera pas d'autres indices de consécration : les prix reçus en 2008 (Prix Louis Guilloux pour Demain je meurs) et 2009 ("Coup de cœur" de l’Académie Charles Cros pour Le Naufrage du litanic), les recensements anthologiques, les rubriques de dictionnaire, la création en 2009 sur Facebook du groupe "Autour de Christian Prigent"
(administrateur : Gilbert Quelennec ; modérateur : Fabrice Thumerel), ou encore le nombre de référencements par le moteur de recherche Google
(30 000 environ concernant l’écrivain)…
C’est pourquoi l’un des sites littéraires français les plus importants (Sitaudis) salue "une œuvre considérable par son ampleur et son retentissement (surtout parmi ses pairs pour le moment). "
Maintenant qu’il a atteint l’âge canonique qui lui vaut d’être reconnu comme le héraut d’une avant-garde labellisée TXT
et, plus largement, comme un quasi-classique de la modernité poétique,
voici venue l’heure pour Christian Prigent d’habiter son lieu poétique.
Non pas qu’il n’ait plus rien à dire, qu’il batte en retraite ou qu’il
vive de ses lauriers : tout, dans les faits, prouve le contraire, ses
récentes œuvres poétiques et critiques comme leur réception, ses
diverses prises de position comme les réactions suscitées. Une fois la
bataille gagnée par son avant-garde, il s’agit plutôt d’occuper une
position. C’est ce qui ressort de la déclaration émise lors de l’entretien
recueilli dans nos « Manières de critiquer » sur les avant-gardes : "
Il n’y a plus rien de réactif au champ, plus guère, même, de
métapoétique polémique dans mes textes de fiction. Et peu m’importe
aujourd’hui qu’il s’agisse d’avant-garde (ou pas), de modernité (ou non)
". C’est dire le privilège lié à la topographie littéraire, les effets
libérateurs engendrés par l’occupation d’un haut lieu poétique.
Cela dit, dans ce volume même, à deux reprises il n’épargne guère
l’état actuel du champ poétique (cf. p. 95) et, plus généralement, du
champ culturel (cf. p. 12). Au reste, la critique combinée de la
littérature en train de se faire et la valorisation des avant-gardes
historiques sont caractéristiques d’une posture
d’avant-garde. Mais, apanage de tout avant-gardiste consacré, Christian
Prigent est maintenant en mesure de prendre ses distances vis-à-vis de
l’avant-garde TXT qu’il incarne : outre que l’indistinction générique n’est plus un enjeu pour lui (179), il tourne en dérision les jargons de ces années-là, tout comme les calembours et autres gags avant-gardistes
(127-129), et n’hésite pas à pointer du doigt "les raideurs
théoricistes" (127), le "volontarisme péniblement démonstratif" (129)…
Il va jusqu’à l’autocritique personnelle, rappelant les tatonnements et
le "volontarisme maniériste" de ses débuts (112), confiant que la carnavalisation est
"l’hypocrite solution [...] trouvée [...] pour jouer encore quelque
chose de la délicieuse partie poético-régressive, sans pour autant
renoncer, au moins en apparence, à la lucidité critique" (192).
Faire tenir l’incontenable
Il
s’agit surtout d’opérer une réouverture pour inventaire : réinvestir le
lieu pour le réinventer, le réexplorer pour en estomper les lignes de
faille et redessiner les lignes de force, l’aérer pour en saisir
l’essence volatile (l’esprit), le revisiter pour en faire ressortir
l’âme. On pourrait également parler de retrempe du miroir, non pas
narcissique mais identitaire, qui donne à l’œuvre un nouveau tain : sa
surface de réflexion optimisée, elle est en mesure d’étinceler et de
réfracter d’autres feux. C’est ainsi qu’en ce début de siècle l’on
assiste à un mouvement de recentrement sur ce que l’écrivain estime être
la substantifique moëlle de son œuvre : la sélection des titres réunis dans Presque tout (POL, 2002) comme la réédition de Peep-show attestent la volonté de sauvegarder le patrimoine poétique du "premier Prigent", celui de l’avant-garde TXT et de l’avant-POL ; quant à la parution du Naufrage du litanic (2008), condensé de lectures donnant un aperçu de ce que le poète entend par la voix-de-l’écrit, elle résulte du prélèvement des passages qui, dans Voilà les sexes (Luneau-Ascot, Paris, 1982), lui semblent postérisables (si l’on peut dire) ; "La Voix-de-l'écrit", justement, fait partie intégrante d'une Compile (P.O.L, 2011) qui nous fait surtout entendre des extraits des dernières fictions à cette date (Grand-mère Quéquette et Demain je meurs) ; le dépôt de ses archives à l'IMEC, en 2012, est pour lui l'occasion d'entreprendre un nouveau tour d'horizon (nous y reviendrons dans le post suivant).
Cette réappropriation du miroir de l’œuvre, cette reconfiguration de
l’espace peut paraître surprenant chez celui qui, dans le prologue d’Une erreur de la nature (POL,
1996), confie sa préférence pour les " œuvres qui ont fait œuvre de
l’impossibilité de faire œuvre : la trace suspendue laissée par
Lautréamont et par Rimbaud, [...] l’espace lacunaire où semble finir par
s’évaporer la poésie de Hölderlin et ce chantier désordonné,
perpétuellement replâtré et définitivement non clos que sont des
entreprises comme celles de Jarry, de Cingria ou de Khlebnikov " (p.
10). Car peu d’œuvres contemporaines sont autant encadrées que celle de
Christian Prigent : aux divers commentaires et analyses critiques
essaimés au fil des entretiens et essais, s’est ajouté ces derniers
temps le regroupement-remaniement d’articles publiés en divers lieux qui
est au principe des volumes L’Incontenable (P.O.L, 2004) et Ce qui fait tenir (P.O.L, 2005), comme de la sélection d'essais (onze exactement) parue dans SILO avec les 23 entretiens. Dans les trois cas, comme pour Presque tout, il s’agit d’un mouvement de captation/aimantation en vue de faire entrer les membra disjecta dans l’œuvre labellisée POL – lequel label est légitimant,
comme le signale l’écrivain lui-même. Un peu plus loin, petite leçon de
sociologie : « Le label éditorial est une instance fondatrice [...] il
légitime un "sérieux", une intégration aux corps constitués de la vie
culturelle du temps et une promesse d’inscription dans l’histoire »
(118).
Fait
relativement nouveau dans Christian Prigent, quatre temps, le poète et essayiste ne lésine pas sur les détours
sociologiques, excellant dans l’analyse du champ littéraire des années
1968-1972, où il fait son entrée à peine majeur, différenciant en
particulier les héritiers parisiens de Tel Quel et les non héritiers de TXT,
mais aussi dans l’art de définir des notions clés comme celles
d’"écrivain" (89) ou d’"illisible" (121). Mais l’intérêt du dialogue est
lié aux limites de l’autoanalyse, que l’écrivain reconnaît d’ailleurs
bien volontiers : puisque l’auteur ne peut être jusqu’au bout l’analyste
de son propre cas (cf. 233), et que certains de ses jugements (sur Du
Bouchet, par exemple) sont d’autant moins objectifs qu’ils concernent
des positions ou prises de position adverses, il importe que
l’interlocuteur limite le monopole auctorial de l’interprétation en
jouant son rôle de contradicteur et de critique. Rôle des plus ardus
quand il y a une grande différence d’expérience et de capital
symbolique… Aussi ne saurait-on reprocher quoi que ce soit à Bénédicte
Gorrillot, qui s’acquitte au mieux de sa tâche.
Si œuvre impossible il y a, c’est donc au sens où, d’une part, dans
ce volume d’entretiens comme dans ses divers travaux de réédition,
l’auteur n’a de cesse que de la remanier, de la réorienter, d’en
modifier ou déplacer les limites, et, d’autre part, il est très
difficile au critique de se frayer un chemin dans cet espace quadrillé.
En témoignent ici deux types d’énoncé. L’hypobole : « Je sais que cette
affirmation peut paraître bizarre, mais je crois que mes livres ont un
objectif "réaliste" » (p. 130). L’injonction : " Et si cela intéresse
quelqu’un de rechercher la généalogie desdits écrits, c’est bien
évidemment dans cette bibliothèque-là [celle des Modernes] qu’il
trouvera de quoi la reconstituer " (12) ; " Il n’y a rien d’autre à
apprécier dans mes livres que le phrasé qu’ils tentent
d’imposer " (196). D’où la démarche objectivante privilégiée dans cet
article qui offre un regard sociogénétique sur la posture
de Christian Prigent. (Qu’on me permette de renvoyer à l'ouvrage à
paraître intitulé Pour une sociogénétique littéraire).
Dans
cette perspective, mentionnons deux prises de position majeures. Tout
d’abord, la réévaluation de son travail de prose au détriment de son
œuvre poétique : tandis qu’à ses yeux son style mirliton ou ses
complaisances sentimentales n’ont plus "grand intérêt" (184), en
revanche, nées d’une tension entre matériaux traités et effort-au-style (phrasé),
ses fictions lui procurent une intense jouissance et lui permettent de "
remonter vers la matière complexe de [ses] vies (enfance, adolescence) "
(179). Mais surtout, ce qui est le plus frappant, c’est le paradoxe
qu’on pourrait formuler ainsi : souhaitant s’inscrire à l’encontre de
ces vieux mythes littéraires que sont l’"inspiration", la "profondeur
psychologique " ou le "vouloir-dire de l’auteur", et passant outre les
nombreuses références autobiographiques qui sous-tendent son œuvre et
les nombreux documents qui accompagnent des livres comme l’Album de Commencement (Ulysse fin de siècle, 1997) ou Demain je meurs
(P.O.L, 2008), Christian Prigent n’a de cesse que de gommer l’ancrage
autobiographique et de présenter ses autopoéfictions comme de simples
exercices formels retraitant des "matériaux déjà écrits" (129),
autobiographiques ou non… Le sociopoéticien ne peut qu’insister sur ces
déplacements rhétoriques ô combien révélateurs : comment interpréter un
tel oubli de l’expérience littéraire, tout l’engagement
libidinal et politique que présuppose une telle œuvre, autrement que
comme un reste/geste de "crispation avant-gardiste", pour reprendre une
expression de l’écrivain lui-même ? Et n’est-ce pas un repositionnement
stratégique que cette façon de se focaliser sur un point commun entre
modernisme et post-modernisme : le recyclage discursif ?
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