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jeudi 5 juin 2014

La trouvaille d'une langue. Remarques sur Grand-mère quéquette (2003), Demain je meurs (2007) et Les Enfances Chino (2013), par Typhaine Garnier [Recherche - 3]


en lingua franca
en moi (bis)i


Christian Prigent ne parle en réalité qu’une seule langue : le prigentien. Même si elle peut se définir par ses manquements au français courant, cette langue a sa grammaire, son dictionnaire, sa morphologie. Reprenant le motif du début de Commencementii, les premières pages de Grand-mère Quéquette mettent en scène la réticence du locuteur à revêtir le costume quotidien de la langue.iii Cette difficulté inaugurale transpose dans la fiction la conception prigentienne de la littérature comme chance de sortie hors de la « langue de tous » et de la prose consensuelle.


« L’élocuté démantibulé »iv

Pour passer, tracer son « petit chemin », il faut casser.v La destruction n’est évidemment pas le but : comme dans les reprises parodiques de textes littéraires, à la fois irrévérencieuses et aimantes, il s’agit de réanimer la langue, ou plutôt d’y enfanter sa propre langue vivante.vi Cela passe
principalement par des procédés de simplification (suppression des déterminants, parataxevii) et de gauchissement (systématisation de l’à-peu-près, néologisation sauvage). Cristallisations par excellence de la langue, les proverbes et dictons se prêtent particulièrement bien à la distorsion idiote (« Je sème des pets, ça récolte du vent. Qui s’aime au lever décolle en pétant. Ventre qui essaime récolte tempête. », GMQ, 29). L’effet comique vient parfois désamorcer la gravité du propos : « comme on fait son livre on se couche dedans » (DJM, 350) : la déformation d’un dicton populaire « rénove » ici la comparaison solennelle - et banale - de l’œuvre avec le tombeau de l’auteur. Les expressions idiomatiques sont repeintes en comique par une approximation défamiliarisante (« Et que ça vipère du bout de languette », « Ça lui fait du beurre pour les épinards de la réflexion »viii), un développement extravagant (« T’es pas prêt d’atteindre […] au bas de cheville du pied de la jambe du corps dont la main par voie de génie nous a taillé ça », DJM, 21) ou une narrativisation burlesque (« Des anges défilent dans la tabagie en prenant du soin qu’on les repère pas, sinon : la canarde et crash au tapis. », DJM, 195). Ces déformations servent parfois également à contrer un excès de solennité ou d’émotion, comme dans la scène de la dispersion des cendres à la fin de Demain je meurs, où la  prosopopée de la « poudre » est une manière de contourner l’adieu pathétique : « Et la poudre parle […]. Pas boum, fait la poudre. Mais plutôt Adieu. » (DJM, 356).
Prigent multiplie aussi les incorrections comiques au plan lexical. Les néologismes par substitution de lettre (« cauchmerdait »), les déplacements de classes grammaticales (« sans vouage encore à nulle gémonie », « Pas besoin pour ça de nostradamer »ix) et tous les autres phénomènes d’approximation font dans le dos de la langue familière un double étrange qui la mime insolemment. C’est par exemple le portrait du père en costume « gris pierre de cérémonial avec un cache-nez tricoloré autour du ventru », ou celui de la grand-mère attendant le sabot « piqué dans du sablonneux » des « quidams en station de rôle patient ».x Mais les exemples de cet « éboulement » du vocabulaire sont à chaque ligne. Minée par cette drôle de « défaite des lexiques dans des sites syllabiques »xi, la langue réapparaît, c’est-à-dire qu’on la « sent », vivement, à nouveau, « passer ».

« Tambouille d’échos »xii

Prigent travaille la prose à l’aide d’un outillage a priori « poétique », autrement dit musical : rythme, son et souffle. Depuis Une Phrase pour ma mère, le pentamètre est nettement l’unité de base dans les romans.xiii Comme les « trois points » chez Céline, les pentamètres prigentiens sont les rails d’un « métro émotif » pas tout à fait droits mais « profilés spécial » : dans les Enfances Chino davantage que dans les romans précédents, un jeu de brouillage rythmique (variation des tempi) perturbe fréquemment la cadence et déconforte la lecture.xiv
Exceptés dans les passages constitués d’une volée de phrases nominales interrogatives ou exclamatives, l’écriture affronte ici la phrase communicante non en la démembrant syntaxiquement (comme chez Céline), mais en faisant jouer à l’intérieur d’elle, contre le sens, ce que Prigent appelle le « phrasé », ondulation sonore progressant par rebonds paronomastiques parfois parodiquement surlignés :

 
Sans compter le sens du goût du dégât que le gag engage [...]. (GMQ, 174)
Au creux du val rutila un ru plombé de marbrures [...]. (LEC, 15)

Il s’agit donc non seulement de déformer la langue, mais aussi de la « recharger » de tout ce dont l’exigence d’une communication optimale l’a expurgée. Elle se fait ainsi singulièrement remuante sur la cadence pentamétrique, multipliant rebonds et dérapages phoniques, calembours (« Dans le monde
en bas, je tartine mon pain. Dans le monde en haut, je peins ma tartine », GMQ, 43) et contrepèteries (« pour aménager [...] la paix des manèges », GMQ, 113).
La langue de Prigent se caractérise en outre par sa tendance à la prolifération, à la « dépense » dont l’excès se mesure à la disproportion entre la progression narrative (quasi nulle) et le volume verbal (exorbitant). L’effet est maximal dans les boursouflures lexicales (alignements de synonymes ou de termes d’un même champ lexical) qui suspendent le récit par des pauses de quelques mots (« liasses, brochures, opuscules, magazines, libelles, illustrés », « parfums, les effluves ! Ajoute aromate, fumet, exhalaison, bouquet. »xv), de quelques lignesxvi ou de plusieurs pages (la liste des « je crains », dans Grand-mère Quéquette, qui est un enchaînement de plusieurs séries lexicalesxvii). Des effets appuyés de paronomase viennent parfois accentuer le caractère mécanique du procédé énumératif, comme dans ce « portrait » de Fernandexviii 

 
Factotum des tracts, Fernande, rigole pas. Vizir des budgets. […] Aga des agrafes. Princesse des stencils. Pacha des brochures. […] Ministre plénipotentiaire de la cafetière. (DJM, 165)

Ou dans le passage évoquant la vie du père au lycée :

[…] seulaumonditude dans les crépuscules sous le péristyle, saudade en étude parmi le troupeau des fils de plus gros nippés confortables, spleen sous la férule des pleins de soi-même à cause des sapiences, vergogne de la crotte de ses origines collée sous ses socques […]. (DJM, 104)

Pas plus que les autres procédés prigentiens récurrents, l’énumération n’échappe d’ailleurs à l’ironie auctoriale :

 
hommage aux dames de peu de vertu, geishas, créatures, grognasses, courtisanes, apsaras, greluches, gourgandines thaï fines, ou masseuses massaï en pagne […], j’en dirai pas plus. (GMQ, 129)
Vois son opinel. Sa serpe. Sa faucille. Sa hache. Scie. Herminette. Égoïne comme guise d’attribut d’héroïne. Bref : toutes lames. (LEC, 115)


Dans les gloses lexicales à la manière de Brisset (« Tu cries tu fais meuh. Cri + meuh c’est crime : vacherie ici, boucherie là-bas. », GMQ, 56) ou du Leiris de Glossaire, la langue est véritablement prise pour objet - de craintes ou de délices. Le narrateur joue à se faire peur en écoutant les funestes échos de certains termes :

 
Mâchicoulis ou meurtrière. En voilà des mots ! Coulé-mâché-meurtri-mouru ! Ô, misère ! Fatum ! Vocabulourd ! (GMQ, 56)
Chino renfrogne. Renfrogne c’est pas loin de lorgne, grogne, rogne, vergogne à la trogne, pogne qui cogne. Un programme d’action, déjà, ces échos. Rien que du mochetouille. (LEC, 132)

Ou s’attarde dans la dégustation d’autres mots plus doux :
Et tout ça descend […] en mouvements mauves, dans le sentiment, plutôt, du mot mauve, ici presque rose, mais plus allongé, plus doux-indécis, avec une moue de lèvres au bout et un glissement de fade de bonbon vers de la glycine […]. (GMQ, 239).

 
Le déploiement des connotations que les mots véhiculent à même leurs sonorités met ici en oeuvre de façon ostentatoire un principe fondamental de l’écriture poétique, théorisé sous la notion d’ « auto-engendrement » du texte. Selon cette approche sensible et réflexive du vocabulaire, un mot peut être « corrigé » par un autre phoniquement plus juste :

Relent, on dirait, car ça bouge lourd. Remugle va mieux, à cause du moisi et glu, glauque, mou, glas. (GMQ, 369)
Jambons, non : trop gras. Jambes, genre fluet. Mais gambettes ferait trop gai. (LEC, 116)

Le « pouvoir producteur du signifiant » se manifeste par ailleurs dans l’exploitation de la forme concrète du mot (« Plein zOOm ! Eclair Z ! Et le ciel tombe M, avec ses hallebardes. Au mitan, deux ronds : O O. Soit deux yeux, et qui écarquillent. », DJM, 331), cas particulier d’un usage « excentrique » de la typographie qu’on trouve par exemple dans l’incipit aphone de Grand-mère Quéquette ou dans la  « marine » peinte à la fin de Demain je meurs avec « dessin vite fait, au fusain » : « vvvvvvvvvv // V V V V V V V // >>>>>>>>> // ‘ ’’’’’’ ,,,,,, …… // ^^^^^^^^. » (DJM, 334). L’excentricité typographique peut se charger d’un effet pathétique, comme celle qui figure  la « dispersion des cendres d’Aimé dans la mer » à la fin de la scène déjà évoquée :

 Pas boum, fait la poudre. Mais plutôt Adieu. Oui, oyons l’adieu : Adieu ! Adieu ! et même en juste, car c’est vertical :
A
d
i
e
u
!
.
.
.
(DJM, 356)


Dans cette gesticulation énergumène des mots et des lettres, la langue dévoile largement ses dessous. Jetant bas toute notion de hiérarchie des registres ou de « qualité » littéraire, la langue grotesque de Prigent fait entendre l’obscénité latente du langage, son fond refoulé (scatologique, inhumain) vers lequel tendent les diverses formes de régression mises en jeu dans l’écriture : comique « décervelé » des calembours triviaux, puérilité des refrains idiotsxix, bêtise de l’obsession sexuellexx. Babil dangereux, donc, puisque ce parti pris d’un anticonformisme « par le bas » conduit parfois l’écriture au bord de l’idiolecte, du mauvais goût ou de l’asphyxie intellectuelle, comme dans les verbigérations homophoniques du héros de Grand-mère Quéquette :

boîte de camembert boîte d’allumettes, boîte de calumets boîte de merde en barre, bite de cochonnet patte d’oie à lunettes […] C’est pas amulettes, pas plus carambars : pas laisser distraire. […] Camembert, ça m’embête. Allumette, tu m’emmerdes. […] Une paire d’allumoirs, un stère de cacambois, non, ça n’existe pas, t’affole pas. Y avait pas besoin de poire d’arrosoir. Une peau de panthère ? (GMQ, 344-347)


La langue est marrante

La force jubilatoire de la langue de Prigent ne tient cependant pas uniquement à sa dimension transgressive (transgression des normes linguistiques et des « convenances »). Un comique d’ordre purement verbal entre également en jeu : « ping pong » des finales (« dans les crépuscules sous le péristyle », « avec des petits trous de xylocope partout : ça fait d’époque »xxi), évitement d’une sonorité attendue (« breton […], ça campe matois, tout en bois, dans son quant-à-lui. », « Et toutes les suites à tire-larigot jusqu’à la fin des flageolets. »xxii), forme verbale cocasse (« Où le tourne-disque pour qu’on oie Tino faire son sirop en soprano dans Papa Noël ? », DJM, 131), ou encore métaphores filées jusqu’à l’incongru.xxiii
Avec l’association de termes fortement discordants, l’écriture de Prigent retrouve en outre le comique burlesque du couple mal assorti. La discordance syntaxique (ou zeugma) est un phénomène relativement rarexxiv (condition, sans doute, de son efficacité), tandis qu’abondent les violents contrastes de proportions et de registres : passage brutal d’une échelle à l’autre (« On ne marche pas sur ces eaux tentantes comme Jésus-Christ ou la nèpe d’eau dite filiforme»), télescopage des styles élevé et familier (« Câlins : tintin. Tout pour fin amor […]. Avec lui ce fut […] que joyau parfait de zéro papouille. »)xxv, hybridation burlesque du mythologique et du trivialxxvi. L’effet comique du rapprochement incongru est parfois renforcé par une union paronomastique, comme dans ces couples associant un mot familier et un mot savant : « traîner la savate sur la Terre Gaste », « en stabulation sur son tabouret », « Te v’là encore qui procrastines, finis plutôt ta tartine. ».xxvii
Procédé voisin, l’association de l’abstrait et du concret est un autre ressort majeur du comique prigentien. Plus précisément, elle consiste à évoquer une notion ou entité immatérielle comme s’il s’agissait d’une chose matérielle. On la trouve dans des tournures ponctuelles (« Et l’illimité te tombe dans les tubes», « on remonte sourire avec les bretelles de la courtoisie », « Dedans, la main d’angoisse farfouille et pince. »xxviii), mais aussi dans des développements comiques plus étendus,
comme l’allégorie de « la Vérité » dans Demain je meurs :

 
la Vérité, elle daigna poser sur lui son regard […]. Elle était venue du cercle des cieux en parachuté ou en vol glissé sur rond de soucoupe ou via satellite, on l’a jamais su. […] En tout cas ce jour Elle jeta sur lui son stock de dévolu. Or le dévolu de la Vérité, ça pèse, en kilos. D’où boum sur la tête. (DJM, 30-31)

Cette « matérialisation » bouffonne peut être employée à des fins de mise à distance (de l’émotion, de la gravité). C’est ainsi que la voix du père planant sur son linceul « descend de l’étage tapis par des escaliers » (DJM, 351), que l’ascension sociale avait fait naître en lui « l’amertume d’avoir déchu du bas en grimpant plus haut […] jusqu’à se cogner la tête au plafond, et les autres pas » (DJM, 111), ou que le narrateur évoquant son futur attachement au pays prévoit que « l’enraciné sucera [s]a moelle par régurgité de goût du clapier» (DJM, 170).
La pensée et ses effets, chez Prigent, ne se décrit ainsi qu’en termes concrets (« Le vacillé du pensement, ça a souvent des suites en somatisé. », LEC, 91). Demain je meurs et Les Enfances Chino offrent de nombreuses variations sur ce motif, qui sert de lien entre les deux plans simultanés du récit (le plan intellectuel ou « rumination » et le plan concret de l’effort sportif) :

c’est dur, le vélo, avec ces pensées qui cuisent leurs enzymes pour t’empoisonner le muscle de venin et t’handicaper à l’acide urique. » (DJM, 35)
Donc notre héros clopine en sabots ce qu’en ciboulot il rumine boiteux. Effet global : tant clopin que clopant et vice versa. (LEC, 91)

Ainsi, le prigentien n’est pas seulement une langue matérielle (sensible, palpable), c’est aussi une langue bouffonnement « matérialiste », et si elle n’est pas à proprement parler un « langage du corps », l’élément corporel n’en est pas moins convoqué partout où on l’attend le moins.

« bleu bave beige dans vert pâlichon et réciproquement » xxix


Contradictoirement à cette matérialisation forcée, la langue de Prigent est en même temps travaillée par le principe de dissolution qui la fait tendre à l’antédiscursivité et à l’abstraction. Si les passages où la langue n’est qu’une pure matière phonique sont raresxxx, la parole se situe en effet souvent en-deçà de la discursivité : la verbigération, la prolifération délirante d’hypothèses interprétatives, brisent ou suspendent fréquemment le déroulement sémantique. Grand-mère Quéquette s’ouvre et se fermexxxi ainsi sur une parole disloquée, non constituée en discours cohérent : celle de l’enfant qui émerge du sommeil, et celle de la grand-mère qui sombre dans la démence sénile précédant le sommeil définitif.  Mais ce qui apparaît dans l’incipit, c’est justement comment l’écriture atteint progressivement un certain seuil de « lisibilité ». Le lecteur, confronté d’abord à une surface in-signifiante (le tableau typographique des toutes premières lignes), assiste à la prise en masse du livre qui paraît s’auto-engendrer : après les signes viennent des syllabes, qui peu à peu coagulent en mots puis en segments de phrases de plus en plus longs)xxxii, et c’est en vain que le « pas-encore » sujet s’efforce de retarder l’incarnation et la représentation pour demeurer dans la paix de l’avant entrée en scène :

Non : pas djà coloris, encore un répit ! Reste, perte de vue ! Pas de dessin ! Des ombres de Chine ! Du suinté chuinté ! Du vague ! Du baveux ! Des bords ? Un Nord ? Un décor ? Pitié, pas encore ! Frottis de fresques ! Barbouille de gouaches ! Délices du presque ! Effort du pas-encore ! (GMQ, 12)

Le livre s’arrache donc comme à contre-cœur à l’informe, pour y retourner dans les dernières pages où le décor se dissout et où le sujet retrouve la nuit : 

Fini les dessins, tout défile ronron en brûlé de film inimaginable. Je plie moi sur moi, zéro bruit, tout cesse, rien comme figures […] timbres s’amuïssent, tout se décompose, tout va en pâleur vers zéro
couleur. (GMQ, 388-389)xxxiii


Pour autant, entre la lente coagulation initiale et la dissolution finale, l’informe demeure toujours prêt à surgir : après l’advenue des figures, du décor et du discoursxxxiv, le narrateur s’exhorte en effet à conserver toujours le goût de l’indéterminé et du chaotiquexxxv, autrement dit de tout ce qui défie et stimule l’effort d’expression :

Viens, babil dardeur, parle enfin à un ! Mais conserve en toi, tel le goût du crime qui pèse sur ton crâne, celui de l’espace évidé tremblant voluptueux énorme douloureux sans fond où t’avais tes spasmes en incognito […]. (GMQ, 30)

Des commentaires métatextuels explicitent (avec ironie) cette esthétique du flou :

À peine un dessin, d’ailleurs : des textures, avec des coulures façon balayé. C’est comme une peinture sans les figures. (GMQ, 243)
Plus de croisillons d’Écosse en fil régulier. [...] La macule, la barbouille. Les lividités à l’eau de Javel. La confiote perdue sans son étiquette. La tache et la coulure. Pointille et lavasse. La triste figure de l’infiguré. Ou même l’épouvantable de l’infigurable. Aucun dessin qu’on identifie bien. (LEC, 75)

Dans Les Enfances Chino, plus encore que dans les romans précédents, le décor - comme le héros qui y pâtit - a les plus grandes peines à consister et « fond » constamment en « pâlichonneries », « pâte guimauve ou chamallow »xxxvi, à tel point qu’on ne peut manquer de percevoir une touche d’autoparodie dans ces dissolutions / recoagulations successives :

Crachin indistinct sur ci et là. Effet général : dissolution. La matière du site fond dans un café lavassé riche en chicorée. Son contour file un coton mou. (LEC, 109)
Tout file vers un loin de grisaille et d’atonie. La menthe s’évente. Le chèvrefeuille moisit dans l’inodorant. [...] Tout coloris s’absente pastel cochonné puis lavasse de camaïeu de fond de pot. (LEC, 139)


On retrouve également dans tous les romans la même prédilection pour les sites louches, les « architectures démantibulées en moignons sur friches », les « trucs mutilés ».xxxvii Poétique des ruines version Prigent : 

Derrière : pouilleries de jachères pas nettes, confites en poussière parmi les ronciers. Terrains vagues, bon mot : rien qui obéisse à des précisions comme destinée d’utilisation et qu’y font les chiens sauf y divaguer perdus sans collier ? Gravats et gravelles et du résidu de démolition comme souvenirs de géologie. (DJM, 68-69)

Ainsi la plupart des choses font « pitié », tant leur aspect n’est pas, ou plus, à la hauteur de leur nom :

 
Puis tu pousses du bois démantibulé en forme de barrière. Ça ne grince pas : c’est mou, noir gras niellé vert, branloteux […]. Tu enfiles sentier, tu traverses la friche dénommée jardin où les choux à vaches ont la feuille en berne sur tronc de trognon. [...] Volets en vadrouille, torchis ou crépi, on sait pas vraiment : c’est tout couleur charbon. (DJM, 128)

Certaines formes demeurent non identifiables et l’interrogation reste sans réponse (« C’est quoi ce…? » est une tournure récurrente dans Grand-mère Quéquette) :

C’est quoi, ces boudins en ouate en forme de doigts, qui tachent en rougeasse les lividités ? Et ce bouffi-là, qu’a pris un nuage […] : c’est quoi, dites, c’est quoi ? Et c’est quoi encore que décape là-bas la brise au boulot à vif sur la nue ? (GMQ, 13)

Entre la mutité contemplative et la nomination « en bonne et due forme » (définitive, stabilisée), ces salves de questions égarées traduisent, en les aggravant burlesquement, l’angoisse et la difficulté de la nomination du monde, face auquel la langue se trouve toujours démunie.

Mais chez Prigent, tout objet, tout lieu peut aussi bien virer à l’informe, sous l’action dissolvante d’une écriture « phénoménologique », c’est-à-dire qui joue le jeu de la phénoménologie en substituant au nom étiquette un chaos de qualités sensibles éprouvées par fulgurances. Cette orientation réaliste ou « réeliste » de l’écriturexxxviii est énoncée au début de Grand-mère Quéquette dans l’espèce de « programme » esthétique et éthique que se fixe le narrateur : « Résolution six : rien qui porte un nom ! Résolution sept : dessine que du nié ! Résolution huit : pose-toi dans les choses avant qu’on les croque en figure de choses ! » (GMQ, 43). Ainsi l’écrivain, qui ne saurait évidemment sortir de la langue pour toucher le réel (« t’as rien que les mots, t’es en cage dedans. », DJM, 243), peut néanmoins récuser la « réclame du monde » (LEC, 77) en retardant les nomsxxxix :

[…] spots de fers qui grincent formés en outils, son cabosse ou gong à cause d’ustensiles, des clous dans du bois pas mal putréfié. Alors naissent cabanes, granges, soues, appentis. En décoration autour en guirlandes : arabesques et spires, volutes, tortillons et plessis de rames en stylisation. Si je mets des noms, surgit végétation : vigne, capucine et pois de senteur [...]. (GMQ, 199)
Ça fume, c’est plumes, plumeaux ou plumets. On s’en fout si piafs, faîtes arbustifs ou pennes de poule au cul du balai : seule texture importe et que ça ondule doux en sensation. (LEC, 42)

Une tournure stylistique prigentienne repose d’ailleurs sur le retardement du nom : le comparant est dit avant le comparé dont il est la « forme » : « de la galoche en forme de menton », « un tortillon en forme de nombril », « le tire-bouchon en forme de socquettes »xl. Selon le procédé dit de « singularisation »xli, la défamiliarisation passe souvent par l’évitement du mot attendu ou l’ignorance feinte du « bon nom »xlii. Prigent joue ainsi le jeu de Molloy (qui a oublié « la moitié des mots ») et cultive la maladresse périphrastique : les poupées sont « de l’hominidé miniaturé », Trochon est vu « dans le contre-jour comme les figurines qui passent en lanternes par sorte de magie ».xliii Le procédé se charge d’intensité émotionnelle quand le mot « oublié » est lié à un contexte douloureux. C’est souvent le cas dans Demain je meurs, où l’écriture contourne les « mots clés » du récit de mort :

 

du cubique moderne tout plat du plafond, kyrielle de fenêtres et beaucoup d’étages. Cette cage à connins surdimensionnée, c’est la Thébaïde où reclut papa. (DJM, 16)
Tu avanceras […] vers sorte de caisse longitudinale qui trône sur tréteaux drapés de linges blancs avec des poignées torticolées en argenté sur le côté. […] Tu poseras paumes sur la boîte en bois. (DJM, 228)

La défamiliarisation ou étrangéification du monde tient aussi parfois à l’adoption d’un point de vue inhabituel.xliv Du haut de son grenier, le héros de Grand-mère Quéquette voit ainsi en plongée
un carré lino gras avec des pattes de bois posées dsus. En banal : des meubles. […] Autres pattes parmi, dans de la chaussette. Ça, c’est de l’humain, au moins de la chair en rez-de-chaussée. On voit de l’étage que peau sur de l’os, en clair du genou avec de l’écorche […]. (GMQ, 76)

Plus loin, tête en bas, il peine à effectuer la mise au point :

Devant c’est trop grand et vraiment mal peint : on voit du bouillon informe de textures avec des soutaches de bestioles qui gâchent le lisse des surfaces, c’est qu’on est trop prêt : pas facile poser œil au bon milieu. (GMQ, 100)

Prigent dit « envier » la peinture et son « droit comme "naturel" au non-figuratif ». xlv L’écriture « phénoménologique » cherche à atteindre par des moyens verbaux ce pouvoir qu’ont les œuvres picturales de « déf[aire] la vision habituée que nous avons des choses – la vision que, précisément, nous appelons la « réalité » ».xlvi Dans ses « paysages » abstraits (aux couleurs et contours pas nets, qualités sans quantités, adjectifs sans noms), Prigent pousse parodiquement à l’extrême la picturalisation de l’écriture, avec des séries d’adjectifs de couleur en rafales :

Version chromatique : pervenche, prune, myosotis, lin, lavande, jonquille, paille, citron, cerise, framboise, coquelicot, chou, épinard, pomme, marron, orange, saumon, taupe, canard, corbeau, canari, chamois, souris. (LEC, 253)

Dans une rage d’épuisement des ressources lexicales, l’hymne aux « bleus que ton cœur chérit », à la fin de Demain je meurs, se termine ainsi par une avalanche de nuances :

Bleus cérule, marine, de Prusse, charron, horizon. Bleu azur, pastel, de Chine, outremer, cobalt, Trianon, lapis-lazuli, de France, roi, denim, cocagne du cru avant l’indigo venu des tropiques. Bleu pervenche, turquoise, ardoise, canard, Nattier, lavande, pétrole, saphir. Bleu naissant, bleu pâle, bleu mourant. (DJM, 332-333)

Avec cette palette est ensuite peint un décor dont les teintes se mêlent dans une néologisation voyante :

En bas, près : terre violette, c’est noir. Puis pétrolepruneprusse, pas loin d’émeraude, très près du corbeau. Au milieu : violetviolacévioline, épaissi violent. En haut, loin : cérulecobaltcanard puis opale, et pâle, naissant ou mourant. (DJM, 333)

Quand il y a des noms dans les paysages, ils ne viennent souvent qu’après les couleurs et textures :
S’il plisse mieux les yeux, il verra des gris tordus par le vent exprimer un ciel, des cuirs onduler oints de céladon de flotte en averses jusqu’à l’horizon [...]. (LEC, 15)
[…] pans d’herbus bouteilles sur ocres de terre en pente, Sienne ou Naples. […] Dedans : pointillés nombreux, en trous de cupules. Des vaches ont bu là, c’est trace de sabots. Entre large et près : plaque de caramels obliques, beurres d’argiles. Et le bonbon vert d’eau, le jus de fondu : la rivière. (DJM, 326)


Par la trouvaille d’une langue se renouvelle la diction du monde. Issu d’un rapport ambivalent à la langue maternelle, « à la fois gourmand, agressif et physique » xlvii, l’idiome prigentien fait ce qu’il dit : il brouille les structures linguistiques comme il « barbouille » le plan de la représentation. La couleur recouvre le dessin, l’écriture repousse le visible, car l’exact n’est pas dans le détail du trait, mais, au contraire, dans l’ « infigurable » de la sensation.xlviii Le retrait des formes est donc tentative d’approche « en plus près » de la matière du réel (« la poudre des choses sans dessins ni noms »xlix). Mais c’est avec un ironique surplomb critique que Prigent « résiste » ainsi à la représentation. Il se joue des affres de l’infigurable en aggravant autoparodiquement le défiguré ; à la dissolution générale, il oppose le poids d’une langue violemment matérielle (écholalique et animée par une « motilité non figurative »l) et matérialiste pour rire (une langue dans laquelle tout se concrétise, s’incarne ou somatise).
Typhaine Garnier




i « Liste des langues que je parle », L’Écriture, ça crispe le mou, Alfil, Neuvy-le-Roi, 1997, p. 30.
ii « pas facile en fait de redémarrer les conjugaisons, les temps de l’action, la sortie des viandes hors des peaux de nuit fourrées chocolat. On se décrasse pas en si illico. […] Si vous sentez pas cette difficulté, pas la peine de causer. », Commencement, Paris, POL, 1989, p. 12.
iii « Enfile pas trop vite me grincent mes dents. Chausse pas tout d’un coup. Reste un peu en nu pas tout à fait fait. », Grand-mère Quéquette, Paris, POL, 2003, p. 25).
iv GMQ, 201.
v « Sinon on fait jamais que répéter ce que tous ont gargarisé, c’est complètement usé comme articulé, on est tassé dans l’amassé depuis toujours cadenassé : assez ! assez ! – Et t’as pas peur de tout casser ? – On casse jamais que l’encrassé», Commencement, op. cit., p. 20.
vi « Je ne me place pas, en tout cas je ne me place plus depuis longtemps dans une perspective de surenchère paroxystique sur les sévices divers que les avant-gardes du siècle dernier ont fait subir à la langue. Il ne s’agit ni d’aller plus loin ni de faire pire. Il s’agit de « trouver sa langue » […]. », Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Paris, Argol, 2009, pp. 171-172.
vii Voir par exemple la première page des Enfances Chino, Paris, POL, 2013.
viii GMQ, 241 ; LEC, 79.
ix GMQ, 24, 20 ; LEC, 241.
x GMQ, 210, 36.
xi Commencement, op. cit., p. 66.
xii « C’est ça que je veux comme événements. Pas les actions ou peu. Le jus des bouches, qu’on touille, tambouille d’échos. », ibidem, p. 75.
xiii A l’exclusion du Professeur, que Prigent désigne d’ailleurs plutôt comme un « récit ».
xiv Par exemple : « Le bol répandu, on aura du moche sur la toile cirée avec les traces de gras et les égratignures au couteau de table. » ( LEC, 75), soit un rythme 5/5/5/6/6/5/
xv DJM, 317 ; LEC, 246.
xvi Par exemple la liste des liquides dans Les Enfances Chino : « Asphyxie noyé en jus soupes potages de boues pleurs dégobilles sirops laitances glaires vomis de pinards foutres pipis mazouts sueurs suées coliques sangs cailles sempre da capo ! (LEC, 144) ; ou l’énumération des différents types de cuisses dans Grand-mère Quéquette : « Les grasses, les maigres, les pâles, les bronzées, les velues, les lisses, les duvetées, les variqueuses, les veinées bleu, les marbrées rouge, les roses cochon, les noires plus rares. » (GMQ, 214).
xvii Comme celle des instruments et outils : « Je crains le croc, le couperet, la ou le esse, la feuille et le fusil […]. Je crains la binette, la houe, la bedane, le bec, l’ébauchoir, la hie, l’herminette, surtout la varlope vu rime à salope […]. » (GMQ, 135).
xviii La version antérieure de ce portrait, qu’on trouve dans Une Phrase pour ma mère, ne présentait pas ces jeux paronomastiques (cf. Une Phrase pour ma mère, Paris, POL, 1996, p. 153).
xix « j’va t’cou / j’va t’cou / pélaqué / pélaqué / la qué-la quéquette / le ki –le kiki/ la zé-la zézette. » (GMQ, 176).
xx « Rien qu’à s’informer sur ses attributs, on a des instincts d’acabit semblable en cochonceté car ses chatons mâles sont pédonculés on voit le topo. » (LEC, 249).
xxi DJM, 104 ; LEC, 200.
xxii DJM, 129 ; LEC, 111.
xxiii Par exemple, l’ouverture de l’armoire fait la lumière « sur trucs et bidules en rang quart de poil pour passer revue et le petit doigt, s’ils en avaient un, sur ce qui serait couture du falzar (s’ils en avaient un) » (DJM, 283).
xxiv On relève tout de même, dans Demain je meurs : « maman en pétard et petit Bibi »  et les médailles « que Mémé astique avec de l’amour et le vif argent » (DJM, 194, 292).
xxv DJM, 326-327, 243.
xxvi Voir par exemple la « scène de ménage » dans Les Enfances Chino, pp. 94-105.
xxvii DJM, 207 ; GMQ, 100 ; UPPMM, 35.
xxviii DJM, 40, 171 ; LEC, 139.
xxix GMQ, 100.
xxx Ce ne sont que quelques salves d’onomatopées comme « Crric crrac slurp. Frroutt frroutt pffuitt. » (GMQ, 50).
xxxi Se ferme presque : deux courts chapitres suivent en fait le discours incohérent de la grand-mère.
xxxii Cf. Christian Prigent, quatre temps, op. cit., p. 143.
xxxiii Même motif dans les dernières lignes des Enfances Chino : « Mais un gros doigt mou de nimbus touille les poudres dans l’humeur des souffles qui montent des herbages. Ce lavis de Chine noie les derniers dessins. Noir. Ainsi disparaît le presque ado Chino » (LEC, 563).
xxxiv « plaf, écran total ! Ouille, les précisions ! Boum, panneau pétant de déclarations ! Ça s’appelle réel, paraît, ce frontal de lamentations. » (GMQ, 13).
xxxv J’aimais Confusion et ses ciels brouillés. […] J’aimais Tour de con joué à tout contour. J’aimais d’amour Epiphanie et Agonie. […] J’aimais Vagabonde en tenue pelure dans les transparences. J’aimais Miss Trempette dans les tromperies. […]. Oublie jamais ça. Cochon qui s’en dédit, pareil qui s’en rit. (GMQ, 59)
xxxvi LEC, 109, 183.
xxxvii LEC, 76-77, 64.
xxxviii Le parti pris de l’informe est effectivement lié à l’exigence réaliste, le non flou étant pour Prigent signe de fausseté : « Car l’impression juste comprend l’impression qu’on n’imprime rien de figure exacte si manque le flou qu’on sent comme effet principal du tout » (LEC, 253).
xxxix « c’est dans le mouvement de dispersion des significations habituées et fixées […] que le monde en tant que démesuré, irréductible à la prise symbolique, surgit dans sa vérité et sa vitalité propre : au moment même où les figures qui le dessinent et les noms qu’on lui donne vacillent et s’évanouissent dans une sorte de poudroiement sensoriel et abstraitement irisé. », Ch. Prigent, Le Sens du toucher, Sainte Anastasie, Cadex, 2008, p. 43.
xl GMQ, 215 ; DJM, 313 ; LEC, 259.
xli Cf. Chklovski , « L’art comme procédé », Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, Seuil (Tel Quel), 1965.
xlii « C’est quoi le bon nom ? où qu’est l’étiquette ? »,  Une Phrase pour ma mère, op. cit., p. 66.
xliii GMQ, 37, 280.
xliv Ou le choix d’un sens autre que visuel, comme dans la description olfactive de l’hôpital dans Grand-mère Quéquette (cf. GMQ, 369).
xlv « L’écrivain que je suis jalouse les pouvoirs de la peinture : il envie sa frontalité impérieuse, le don de l’œuvre dans l’instant du regard, le droit comme « naturel » au non-figuratif, l’évidence du souci formel, quelque anecdotique que soit le propos iconographique. Tout poète rêve de porter son geste verbal à un degré de souveraineté esthétique aussi condensé et rapide, composé et cursif, sensoriel et abstrait. », Ch. Prigent, Le Sens du toucher, op. cit., p. 7.
xlvi Ch. Prigent, Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, op. cit., p. 171.
xlvii Ch. Prigent, La Langue et ses monstres, Saussines, Cadex, 1989, p. 184.
xlviii « L’oeil, ça vous cantonne dans de la distance. Avance, va tâter. Immisce en plus près. Vois plus rien, éprouve. » (LEC, 27).
xlix GMQ, 57.
l Préface à Zanzotto, Les Pâques, Caen, Nous, 1999, p. 8.

vendredi 11 avril 2014

[Chronique] Les enfances carnavalesques de Christian Prigent, par Fabrice Thumerel (Enfances Chino 2/2)

On lira cette chronique sur Les Enfances Chino comme une étape supplémentaire du travail en cours sur les autopoéfictions de la matière de Bretagne (Commencement - Une phrase pour ma mère - Grand-mère quéquette - Demain je meurs) et en lien étroit avec les vidéos postées hier, comme avec l’extrait publié sur Libr-critique ("Blues de l’enfant plié en quatre").


Christian Prigent, Les Enfances Chino, P.O.L, mars 2013, 576 pages, 23 €, ISBN : 978-2-8180-1791-3.


"Je raconte seulement pour ôter aux choses leur façon de pose" (Une phrase pour ma mère, P.O.L, 1996, p. 167).

« Si effort autobiographique il y a, dans toute cette histoire,
c’est là, dans ce retour amont vers le point aveugle que fixe le mot "enfance" »
(Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, 2008, p. 200).


Ciné Chino (histoires et Histoire)


Si Grand-mère Quéquette (2003) se déroulait du lever au coucher du soleil et Demain je meurs (2007) se circonscrivait entre un tombeau initial et un tombeau final inversé, Les Enfances Chino a pour bornes deux dessins de Goya (Les Jeunes (La Lettre)), le premier étant surplombé à gauche d’un Chino /putto de face et le second à droite d’un Chino/putto de dos. Entre ces deux jalons, une demi-journée, un itinéraire de 2 kms et 553 pages. Le récit prigentien se présente donc comme un parcours : celui, initiatique, d’un Chino pluriel (peut-on avoir vécu autre chose que des enfances ?) – d’une initiation particulière, puisqu’elle condense en une infime unité spatio-temporelle la fin des années 50 et le début des années 60, mêlant « du d’avant régurgité avec du pulvérisé d’après qui floute » (321). Mais également celui d’une écriture, avec ses caprices et zigzags. Dont ce genre d’excentricité : « Ici Rayon X aggrave le récit. Car se mêle à lui de l’ultraviolet : physique du souvenir + chimie hormonale d’envie = vue medium » (282). Foin de l’orthodoxie littéraire : on n’est pas sérieux quand on est « métreur du démesuré » (76)…

Au reste, à quelle mesure confronter ce que nous appelons « réel » ? Le « réel », c’est ce qui excède nos représentations, se situant dans un en-deça ou un au-delà. Ce que nous tenons pour la réalité n’en est que la représentation spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce n’est pas le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la pub de la vie » (77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut que se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt il dira qu’on lui a dit que quelqu’un disait qu’on lui avait dit et au bout du dire y a plus comme causeur qu’une tête d’épingle [...] » (267)… Comment faire face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le réalisme critique de Christian Prigent consiste à ne pas prétendre appréhender directement la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement, au travers de ces prismes que sont les tableaux de Goya, les textes des bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine ou populaire) et les discours les plus divers (dont celui, dominant dans le milieu ambiant, du PCF). C’est dire qu’au récit unilinéaire il préfère l’objet narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique, polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du « réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de « faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants » (341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et autoréflexions.

Là, n’existe que ce qui est évoqué/invoqué/convoqué par l’écriture : faits et lieux ; fantômes, fantasmes et fantasques ; images et imageries, souvenirs et (micro-)récits fictifs ; hyperesthésies, amnésies et réminiscences… D’où, en lieu et place de la sempiternelle narration ultérieure, une écriture actualisée dont la puissance de présentification repose en partie sur de nombreux déictiques (clin d’œil au Nouveau Roman) : dès lors que « l’enfance incarne [...] la vie au présent » (CP, quatre temps, 198), il importe de « poser sans bouger dans un présent de généralité » (EC, 269). Sur la scène de son petit théâtre autofictif, le scripteur dialogue avec les personnages comme avec les lecteurs. S’y succèdent entrées, saynètes et didascalies ; chants, chœurs, fugues et pastorales… Y défilent chipies et harpyes, lutins et diablotins, une sarabande de figures ô combien suggestives : « Nez-de-Fouine, la garce à Cul-d’Rat », « Touche-à-Tout , greluche de Trucmuche alias la donzelle à Julot »… « Prigent I Monojambe, clip clop la dégaine, Prigent II le Bien-Aimé, Prigent III Face-de-Castor vu les longs chicots » (542-43)… Cela dit, le modèle narratif majeur est emprunté au cinéma, certains passages confinant même au script (champ/contrechamp/hors-champ, plongée/contre-plongée, zooms, travellings et panoramiques, fondus enchaînés et coupes franches…) : histoires et Histoire sont projetées dans la camera obscura du narrateur ou de Chino, sont élaborées dans « la petite lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique » qu’est l’espace du dedans (Demain je meurs, 20).

Entré dans le champ dans les années 70, Christian Prigent préfère à la perspective diachronique une suite de coupes synchroniques ; c’est bel et bien une conception spatiale de l’histoire/Histoire qui sous-tend sa pratique scripturale : ce n’est pas tant avec du temps qu’avec de l’espace que l’on fait du roman ; dans la mesure où « la réalité, c’est du découpé dedans pour bloquer en instant du temps » (27), Les Enfances Chino est une succession d’instantanés, de stases et de stations, de tableaux (aux sens pictural et théâtral). Réfutant tout essentialisme, l’écrivain pose l’impossibilité de toute totalisation (l’Histoire n’est qu’ « avec trous à reconstituer » – 478) et opte pour un relativisme des points de vue (d’où les différentes versions sur le sort du grand-père durant la Grande Guerre). La vérité historique étant inatteignable et les reconstructions historiques lacunaires, il ne saurait être tenté par « le vertige en panoramique » (468) des grandes fresques ; privilégiant l’Histoire par la porte étroite du vécu, il opère des zooms sur des épisodes locaux – faits divers, drames et actualités « vues en très grossi de cul de bouteille » (383). Pour le plan large, il recourt à l’épitomé, cet art du raccourci épiphanique qui met en miroir histoire locale et Histoire, cette technique simultanéiste qu’ont utilisée les romanciers américains, de même que Sartre ou Giono : « Dans l’intervalle aura le cigare de Fidel Castro conquis La Havane avec les barbus en jeep et casquette traviole toutes les deux et Gilbert Bécaud sur tréteaux dressés dans les Promenades en cravate à pois effacé d’un souffle à cent mille volts [...]. Le travail du temps annule Mendès-France et bouffe Ben Bella happé en plein vol dans ses oubliettes pour de longs balais. Mais Moulinex passe au moulin électrique sous le bip bip du Spoutnik » (387). Dans son hétérodoxie, ce télescopage sans ponctuation est à l’image d’un roman qui tourne d’autant plus le dos à l’Histoire officielle qu’il la tourne en dérision : « Tout ça casse les couilles, dit Broudic, c’est loin. Presque autant que Vase de Poissons, Godefroy la Soupe ou l’Arche de Noël » (462).


Ciné Chino : Mélancolie et Carnaval


« Voyez ici Chino, fils de Lucien Le Cam alias Lapin Lecon »… « Chino descend du lapin. Du lapin il a l’œil sur le côté et le poil qui tremble entre les oreilles » (454-55)… Ecce Chino, « fils de désespérance » (140)… En fait, revoici le Chino de Grand-mère Quéquette, « Chino, le petit bossu, alias Courte-patte » (GMQ, 345), à qui on lance des cailloux… Celui qui est « ridiculement harnaché pour ce monde » (citation de Kafka en exergue des Enfances Chino) : celui qui a chuté parce que quelque chose clochait en lui – et dans son nom même… Comment expliquer « la tache au moral du mal qui fait boiter » (199) ? Angoisse et portement du nom…

Or, Chino étant associé à « chicots », se trouve affecté le nom même de Prigent – via la grand-mère et Face-de-Castor (Prigent III)… Ne pouvant faire le deuil de son enfance perdue, l’écrivain s’y replonge dans l’ex-stase, dans cette parenthèse hors du temps – dans cette aventure intemporelle – qu’est l’écriture. Rivé à la Chose qu’il ne peut introjecter1, il incorpore le paradis rural perdu, pratiquant une écriture mélancolique qui intègre les langues mortes ou anciennes (latin, ancien français, breton), les bibliothèques paternelle et maternelle. Les matériaux romanesques (souvenirs et/de lectures) subissent un traitement par oralisation/analisation qui procède à la compensation de la perte – à l’érotisation de l’angoisse. Car, sous les auspices de « Saint Méen, l’apôtre des Gredins, des Sots, des Enfantins » (307), tel est le seul cheminement viable : le passage de la melancholia artificialis à l’homo carnivalus, de la Nausée au rabaissement carnavalesque, de la tristitia à l’extremitas, du MEMENTO MORI à l’ « Armor de rire ». C’est ainsi qu’il faut faire tomber de leur piédestal les sommités de la Laïque : « Villon le truand, Baudelaire le droguiste, Balzac l’allumé à la cafetière, Poe le poivrot, Musset le pleurnichard, Vigny le soudard, massacreur de loups, Barrès le belliqueux, Richepin le faux gueux, [...]. Le Maurice Carême qui coupe l’appétit ! Paul Verveine, le poète soporifique » (410-11)… C’est ainsi qu’il convient de voir le monde dans une bouse… Merde à ceux qui nous ont faits ! Rien de noble dans le vivant : « La matière en toi comme autour de toi, c’est du coulis de chromosome. C’est de la cellule poilue du pourtour qui torticole, scinde, déteint sur tout et épidémise. Son sirop fruit. Tu es le trou par où ça fuit. Et quand ça se carre dans du mesuré sans gesticuler, c’est que ça est, ou toi, mort » (422) ; « Seul le vivant pue : du goulot, des pieds, des fesses, des aisselles » (450)… Si prière il y a, c’est pour nous rappeler à notre réalité biologique : « Pauvres corps qui dormez putrides sous nos pattes, [...] oxydation et fermentation, produits de vos transformations, chauffent le feu d’enfer [...] » (381). Si oratoire il y a, c’est en l’honneur de « l’apôtre des emmerdés » : « saint Vuydeboyau, patron des coliquards. Celui qui nous aide à passer la vie qui fait chier » (385)… C’est ainsi que, à l’instar de Pilar, il nous faut considérer le monde cul par-dessus tête : « Tous les hommes dont toi, moi, lui et les autres naissent pitres à l’envers et gogols à l’endroit » (408)… Aussi la vision du grand-père à la Grande Guerre est-elle emblématique : « dégringolé par terre à faire le bousier le dos dans la crotte agité des pattes sans rien pouvoir faire pour vivre à l’endroit » (480).

La dé-figuration carnavalesque est le moyen détourné de réussir la figuration du nom – de le faire parler en propre. Voyez comment « Chino, fils de Lucien Le Cam alias Lapin Lecon », évoque les ébats de la Madelon avec son militaire : « Ça a lapiné, aux dires de Broudic, entre le muret et l’édicule pieux avec la syllabe qui gêne à la rime. Lapin et lapine et la pine aussi, hi hi » (458). Faire clocher le monde à l’endroit, le regarder de travers et par en bas pour faire tomber à la renverse le lecteur, est une façon d’habiter poétiquement son nom, c’est-à-dire de se faire un nom et de bâtir avec sa « tour de babil » (93). Ce babil, nommons-le langtourloupe, pour donner à voir/entendre la torsion carnavalesque, le travail de dé-familiarisation de la langue commune, le vilain tour joué aux usages linguistiques comme aux habitudes de lecture : inventions morpho-lexicales (par translation : lunatiquer, promiscuiter, populer… ; par déformation ludique : « merdicraman », barbiturisque »…) ; jeux phoniques (calembours et à-peu-près : lapine/la pine, Nabot Léon… ; paréchèses : « Son son », « Empire pire »… ; homéotéleutes : « ouille, ouille, ouille. Papouille et farfouille »…)…

« Je tente d’écrire comme on retombe en enfance [...] une enfance de la langue », a dit le poète (CP, quatre temps, 199).




1 La différence entre incorporation (appropriation de l’objet de désir – et donc refus de sa perte -, absorption du manque sous forme de nourriture, réelle ou imaginaire) et introjection (accomplissement du deuil) a été établie par Nicolas Abraham et Maria Torok dans « Introjecter-Incorporer. Deuil ou mélancolie », Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard, n° 6 : « Destins du cannibalisme », automne 1972.