Paul Otchakovsky-Laurens avec Christian Prigent en 2013 |
Paul
Otchakovsky-Laurens a récemment consacré à la passion de toute sa vie un film
intitulé Editeur. Une poupée à
échelle humaine l'y représente enfant et dédouble la présence à l'écran de
l'adulte Otchakovsky-Laurens. Elle hante son parcours comme l'Ange gardien, le
Démon de Socrate, voire l'oiseau fidèle perché sur l'épaule de Long John Silver
dans L'Île au trésor.
Depuis trente
ans j'ai dans mon dos, quand j'écris, un démon amical, sévère et attentif : le
regard d'oiseau de Paul est posé sur mes feuillets. Je n'écris rien qui n'en
tienne compte et n'espère être à la hauteur de son exigence. Je n'ai rien
publié qui n'ait été formé par cette sorte de dialogue silencieux et qui n'ait d'abord
été adressé à lui, Paul.
Paul
Otchakovsky-Laurens était le meilleur
des éditeurs. Son catalogue le prouve. On le sait. On le saura, dans la durée,
de mieux en mieux. Georges Pérec, Claude Ollier, Bernard Noël, Hubert Lucot,
Valère Novarina, Olivier Cadiot, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Charles
Pennequin (je cite ceux dont je me sens le plus proche — je pourrais en
mentionner d'autres, moins proches, mais respectés, parfois admirés) : c'est
une bibliothèque, d'ores et déjà patrimoniale.
Il fallait,
pour la constituer, beaucoup de clairvoyance, de générosité, de sens d'une
modernité capable de se tenir à la hauteur des panthéons anciens. Il fallait du
courage, aussi, pour assumer des choix souvent difficiles et résister à la
pusillanimité académique du milieu littéraire, à la paresse de la critique, à
l'opacité de tel ou tel silence (sur des livres aimés, choisis et passionnément
publiés), à la pression des contraintes économiques.
La diversité
du catalogue P.O.L ne relève pas d'un éclectisme. Mais de la disponibilité de son
maître d'œuvre : attention fraîche, alerte sensible (capable à l'occasion de
franchir les limites du goût spontané), sens aigu de ce qui apparaît dans l'imprévu des différences et le mouvement des
inventions. Ce dont Paul était convaincu, c'est qu'être un écrivain, c'est
travailler la langue pour y former une justesse sensible qui fera sens.
Et que cette justesse s'incarne dans une forme
stylistique singulière — quoi que cette forme traite comme matériau et
quelle que soit l'histoire ou la pensée qui s'y incarne. Enseveli derrière les
piles de manuscrits qui occupaient son petit bureau de la rue
Saint-André-des-Arts, Paul guettait ce surgissement. Le plus souvent déçu, certes.
Mais jamais lassé, toujours capable d'enthousiasme. Et joyeux, si l'emportait
cet enthousiasme, de le faire partager.
Ceux que
POL a publiés savent quel éditeur il était, et quelle personne. Pas seulement
parce qu'ils ont été élus par lui. Mais parce qu'ils ont éprouvé son écoute, sa
ferveur amicale. Et joui de cette amitié. Une amitié non répandue, non
triviale. Toute d'impeccable courtoisie, de pudeur raffinée, d'attention sans
faille, de curiosité pour le travail de l'autre. A chacun de ses auteurs, il
savait donner la sensation d'être par lui électivement aimé, soutenu et admiré.
Il disait
ne pas vouloir choisir que des livres, mais s'engager sur des œuvres. Et le faisait, avec une fidélité
inébranlable, même si moins convaincu par tel ou tel ouvrage, parce que son
expérience (et sa modestie) lui faisait penser qu'au bout du compte c'est
l'écrivain qui a toujours raison (de faire ce qu'il fait, de poursuivre). Il
savait même convaincre tel ou tel d'avancer, contre son propre désespoir, ses
doutes, ses pannes. Je me souviens d'un déjeuner avec lui, alors que j'étais
dans une misérable phase de dépression post
partum après la parution de Commencement
(1989). Son invitation à démarrer un nouveau livre. Et l'intuition magnifique
qu'il fallait me lancer sur autre chose, ne pas me laisser m'enliser dans la
répétition de l'impossible même. Sa formule, mine de rien, entre poire et
fromage : « si vous me faisiez un essai ? ». Cela suffit pour convertir la
mélancolie en angoisse et, une fois l'angoisse traversée, amorcer la
composition de ce qui donna, peu après, Ceux
qui merdRent.
Voilà qui
suffit, pour aujourd'hui. Il faut se donner au deuil, au silence. Se retourner
sur des souvenirs. Méditer à quel point Paul Otchakovsky-Laurens est
irremplaçable. C'est peu de dire, on ne le dit que la gorge serrée, qu'il va
manquer, que sa disparition est un désastre. On (tous ceux pour qui compte la
vitalité inventive de la littérature) n'a pas fini de mesurer l'ampleur
catastrophique de cette perte.