On lira cette chronique sur Les Enfances Chino comme une étape supplémentaire du travail en cours sur
les autopoéfictions de la matière de Bretagne (Commencement - Une phrase pour ma mère - Grand-mère quéquette - Demain je meurs) et en lien étroit avec les vidéos postées hier, comme avec
l’extrait publié sur Libr-critique ("Blues de l’enfant plié en quatre").
Christian Prigent, Les Enfances Chino, P.O.L, mars 2013, 576 pages, 23 €, ISBN : 978-2-8180-1791-3.
"Je raconte seulement pour ôter aux choses leur façon de pose" (Une phrase pour ma mère, P.O.L, 1996, p. 167).
« Si effort autobiographique il y a, dans toute cette histoire,
c’est là, dans ce retour amont vers le point aveugle que fixe le mot "enfance" »
(Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, 2008, p. 200).
c’est là, dans ce retour amont vers le point aveugle que fixe le mot "enfance" »
(Christian Prigent, quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Argol, 2008, p. 200).
Ciné Chino (histoires et Histoire)
Si Grand-mère Quéquette (2003) se déroulait du lever au coucher du soleil et Demain je meurs (2007) se circonscrivait entre un tombeau initial et un tombeau final inversé, Les Enfances Chino a pour bornes deux dessins de Goya (Les Jeunes (La Lettre)),
le premier étant surplombé à gauche d’un Chino /putto de face et le
second à droite d’un Chino/putto de dos. Entre ces deux jalons, une
demi-journée, un itinéraire de 2 kms et 553 pages. Le récit prigentien
se présente donc comme un parcours : celui, initiatique, d’un Chino
pluriel (peut-on avoir vécu autre chose que des
enfances ?) – d’une initiation particulière, puisqu’elle condense en
une infime unité spatio-temporelle la fin des années 50 et le début des
années 60, mêlant « du d’avant régurgité avec du pulvérisé d’après qui
floute » (321). Mais également celui d’une écriture, avec ses caprices
et zigzags. Dont ce genre d’excentricité : « Ici Rayon X aggrave le
récit. Car se mêle à lui de l’ultraviolet : physique du souvenir +
chimie hormonale d’envie = vue medium » (282). Foin de l’orthodoxie
littéraire : on n’est pas sérieux quand on est « métreur du démesuré »
(76)…
Au reste, à quelle
mesure confronter ce que nous appelons « réel » ? Le « réel », c’est ce
qui excède nos représentations, se situant dans un en-deça ou un
au-delà. Ce que nous tenons pour la réalité n’en est que la
représentation spectaculaire : « Ces panneaux dits "monde", ce n’est pas
le monde que tu vois dessus mais la réclame du monde. Pas la vie : la
pub de la vie » (77). Dans une telle caverne médiatique, on ne peut que
se heurter à l’impossibilité même du dire : « Bientôt il dira qu’on lui a
dit que quelqu’un disait qu’on lui avait dit et au bout du dire y a
plus comme causeur qu’une tête d’épingle [...] » (267)… Comment faire
face à l’irreprésentable quand on est écrivain ? Le réalisme critique de
Christian Prigent consiste à ne pas prétendre appréhender directement
la réalité sociale ou l’expérience humaine, mais à la viser obliquement,
au travers de ces prismes que sont les tableaux de Goya, les textes des
bibliothèques (culture officielle, littérature enfantine ou populaire)
et les discours les plus divers (dont celui, dominant dans le milieu
ambiant, du PCF). C’est dire qu’au récit unilinéaire il préfère l’objet
narratif pluridimensionnel : kaléidoscopique, polyphonique, multifocal… Les Enfances Chino
allie prose et poésie, fiction et (auto)biographie ; varie les
vitesses, alterne le micro- et le macroscopique ; juxtapose vues et
visions, flashes et flash-back, cadrages et encadrés… Vu le retrait du
« réel » et les manques de la mémoire, le roman n’est pas reflet d’un
quelconque référent, mais réfraction de fragments épars, « compressé
plastique de choses vues reconfigurées » (62) ; son objectif est de
« faire courant continu avec l’évidemment discontinu », « fixer le
bougé, former poterie avec de l’informe, lier ce qui s’obstine à délier
tout lien » (76), proposer « du bariolé non figuratif » (355), des
représentations floutées en pointillés, une bande son « en pizzicati
plicploqués sur soupe au gras d’harmonie coupée de blancs exaspérants »
(341)… Ainsi l’esthétique prigentienne est-elle inscrite dans un texte
qui représente un véritable palais de glaces aux mille réflexions et
autoréflexions.
Là, n’existe que ce
qui est évoqué/invoqué/convoqué par l’écriture : faits et lieux ;
fantômes, fantasmes et fantasques ; images et imageries, souvenirs et
(micro-)récits fictifs ; hyperesthésies, amnésies et réminiscences…
D’où, en lieu et place de la sempiternelle narration ultérieure, une
écriture actualisée dont la puissance de présentification repose en
partie sur de nombreux déictiques (clin d’œil au Nouveau Roman) : dès lors que « l’enfance incarne [...] la vie au présent » (CP, quatre temps,
198), il importe de « poser sans bouger dans un présent de généralité »
(EC, 269). Sur la scène de son petit théâtre autofictif, le scripteur
dialogue avec les personnages comme avec les lecteurs. S’y succèdent
entrées, saynètes et didascalies ; chants, chœurs, fugues et pastorales…
Y défilent chipies et harpyes, lutins et diablotins, une sarabande de
figures ô combien suggestives : « Nez-de-Fouine, la garce à Cul-d’Rat »,
« Touche-à-Tout , greluche de Trucmuche alias la donzelle à Julot »…
« Prigent I Monojambe, clip clop la dégaine, Prigent II le Bien-Aimé,
Prigent III Face-de-Castor vu les longs chicots » (542-43)… Cela dit, le
modèle narratif majeur est emprunté au cinéma, certains passages
confinant même au script (champ/contrechamp/hors-champ,
plongée/contre-plongée, zooms, travellings et panoramiques, fondus
enchaînés et coupes franches…) : histoires et Histoire sont projetées
dans la camera obscura du narrateur ou de Chino, sont élaborées dans « la petite lucarne, ou boîte à malices, ou lanterne magique » qu’est l’espace du dedans (Demain je meurs, 20).
Entré
dans le champ dans les années 70, Christian Prigent préfère à la
perspective diachronique une suite de coupes synchroniques ; c’est bel
et bien une conception spatiale de l’histoire/Histoire qui sous-tend sa
pratique scripturale : ce n’est pas tant avec du temps qu’avec de
l’espace que l’on fait du roman ; dans la mesure où « la réalité, c’est
du découpé dedans pour bloquer en instant du temps » (27), Les Enfances Chino est une succession d’instantanés, de stases et de stations, de tableaux (aux sens pictural et théâtral).
Réfutant tout essentialisme, l’écrivain pose l’impossibilité de toute
totalisation (l’Histoire n’est qu’ « avec trous à reconstituer » – 478)
et opte pour un relativisme des points de vue (d’où les différentes
versions sur le sort du grand-père durant la Grande Guerre). La vérité
historique étant inatteignable et les reconstructions historiques
lacunaires, il ne saurait être tenté par « le vertige en panoramique »
(468) des grandes fresques ; privilégiant l’Histoire par la porte étroite
du vécu, il opère des zooms sur des épisodes locaux – faits divers,
drames et actualités « vues en très grossi de cul de bouteille » (383).
Pour le plan large, il recourt à l’épitomé, cet art du raccourci
épiphanique qui met en miroir histoire locale et Histoire, cette
technique simultanéiste qu’ont utilisée les romanciers américains, de
même que Sartre ou Giono : « Dans l’intervalle aura le cigare de Fidel
Castro conquis La Havane avec les barbus en jeep et casquette traviole
toutes les deux et Gilbert Bécaud sur tréteaux dressés dans les
Promenades en cravate à pois effacé d’un souffle à cent mille volts
[...]. Le travail du temps annule Mendès-France et bouffe Ben Bella
happé en plein vol dans ses oubliettes pour de longs balais. Mais
Moulinex passe au moulin électrique sous le bip bip du Spoutnik » (387).
Dans son hétérodoxie, ce télescopage sans ponctuation est à l’image
d’un roman qui tourne d’autant plus le dos à l’Histoire officielle qu’il
la tourne en dérision : « Tout ça casse les couilles, dit Broudic,
c’est loin. Presque autant que Vase de Poissons, Godefroy la Soupe ou
l’Arche de Noël » (462).
Ciné Chino : Mélancolie et Carnaval
« Voyez
ici Chino, fils de Lucien Le Cam alias Lapin Lecon »… « Chino descend
du lapin. Du lapin il a l’œil sur le côté et le poil qui tremble entre
les oreilles » (454-55)… Ecce Chino, « fils de désespérance » (140)… En
fait, revoici le Chino de Grand-mère Quéquette,
« Chino, le petit bossu, alias Courte-patte » (GMQ, 345), à qui on
lance des cailloux… Celui qui est « ridiculement harnaché pour ce
monde » (citation de Kafka en exergue des Enfances Chino) :
celui qui a chuté parce que quelque chose clochait en lui – et dans son
nom même… Comment expliquer « la tache au moral du mal qui fait
boiter » (199) ? Angoisse et portement du nom…
Or, Chino étant
associé à « chicots », se trouve affecté le nom même de Prigent – via la
grand-mère et Face-de-Castor (Prigent III)… Ne pouvant faire le deuil
de son enfance perdue, l’écrivain s’y replonge dans l’ex-stase, dans
cette parenthèse hors du temps – dans cette aventure intemporelle –
qu’est l’écriture. Rivé à la Chose qu’il ne peut introjecter1, il incorpore le paradis rural perdu,
pratiquant une écriture mélancolique qui intègre les langues mortes ou
anciennes (latin, ancien français, breton), les bibliothèques paternelle
et maternelle. Les matériaux romanesques (souvenirs et/de lectures)
subissent un traitement par oralisation/analisation qui procède à la
compensation de la perte – à l’érotisation de l’angoisse. Car, sous les
auspices de « Saint Méen, l’apôtre des Gredins, des Sots, des Enfantins » (307), tel est le seul cheminement viable : le passage de la melancholia artificialis à l’homo carnivalus, de la Nausée au rabaissement carnavalesque, de la tristitia à l’extremitas, du MEMENTO MORI
à l’ « Armor de rire ». C’est ainsi qu’il faut faire tomber de leur
piédestal les sommités de la Laïque : « Villon le truand, Baudelaire le
droguiste, Balzac l’allumé à la cafetière, Poe le poivrot, Musset le
pleurnichard, Vigny le soudard, massacreur de loups, Barrès le
belliqueux, Richepin le faux gueux, [...]. Le Maurice Carême qui coupe
l’appétit ! Paul Verveine, le poète soporifique » (410-11)… C’est ainsi
qu’il convient de voir le monde dans une bouse… Merde à ceux qui nous
ont faits ! Rien de noble dans le vivant : « La matière en toi comme
autour de toi, c’est du coulis de chromosome. C’est de la cellule poilue
du pourtour qui torticole, scinde, déteint sur tout et épidémise. Son
sirop fruit. Tu es le trou par où ça fuit. Et quand ça se carre dans du
mesuré sans gesticuler, c’est que ça est, ou toi, mort » (422) ; « Seul
le vivant pue : du goulot, des pieds, des fesses, des aisselles » (450)…
Si prière il y a, c’est pour nous rappeler à notre réalité biologique :
« Pauvres corps qui dormez putrides sous nos pattes, [...] oxydation et
fermentation, produits de vos transformations, chauffent le feu
d’enfer [...] » (381). Si oratoire il y a, c’est en l’honneur de
« l’apôtre des emmerdés » : « saint Vuydeboyau, patron des coliquards.
Celui qui nous aide à passer la vie qui fait chier » (385)… C’est ainsi
que, à l’instar de Pilar, il nous faut considérer le monde cul
par-dessus tête : « Tous les hommes dont toi, moi, lui et les autres
naissent pitres à l’envers et gogols à l’endroit » (408)… Aussi la
vision du grand-père à la Grande Guerre est-elle emblématique :
« dégringolé par terre à faire le bousier le dos dans la crotte agité
des pattes sans rien pouvoir faire pour vivre à l’endroit » (480).
La dé-figuration carnavalesque est le moyen détourné de réussir la figuration
du nom – de le faire parler en propre. Voyez comment « Chino, fils de
Lucien Le Cam alias Lapin Lecon », évoque les ébats de la Madelon avec
son militaire : « Ça a lapiné, aux dires de Broudic, entre le muret et
l’édicule pieux avec la syllabe qui gêne à la rime. Lapin et lapine et
la pine aussi, hi hi » (458). Faire clocher le monde à l’endroit, le
regarder de travers et par en bas pour faire tomber à la renverse le
lecteur, est une façon d’habiter poétiquement son nom, c’est-à-dire de
se faire un nom et de bâtir avec sa « tour de babil » (93). Ce babil,
nommons-le langtourloupe,
pour donner à voir/entendre la torsion carnavalesque, le travail de
dé-familiarisation de la langue commune, le vilain tour joué aux usages
linguistiques comme aux habitudes de lecture : inventions
morpho-lexicales (par translation : lunatiquer, promiscuiter, populer… ; par déformation ludique : « merdicraman », barbiturisque »…) ; jeux phoniques (calembours et à-peu-près : lapine/la pine, Nabot Léon… ; paréchèses : « Son son », « Empire pire »… ; homéotéleutes : « ouille, ouille, ouille. Papouille et farfouille »…)…
« Je tente d’écrire comme on retombe en enfance [...] une enfance de la langue », a dit le poète (CP, quatre temps, 199).
1 La différence entre incorporation
(appropriation de l’objet de désir – et donc refus de sa perte -,
absorption du manque sous forme de nourriture, réelle ou imaginaire) et introjection (accomplissement du deuil) a été établie par Nicolas Abraham et Maria Torok dans « Introjecter-Incorporer. Deuil ou mélancolie », Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard, n° 6 : « Destins du cannibalisme », automne 1972.