lundi 12 juillet 2021

Chino au jardin, par Tristan Hordé

Avec Vanda Benes, lecture de Chino au jardin en mai 2021


Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L, mai 2021, 352 pages, 21 €.

 

 

   Chino au jardin appartient à un vaste ensemble, succédant à Les Enfances Chino (roman) (2013), Les Amours de Chino (roman en vers) (2016) et Chino aime le sport (roman en vers) (2017). La mention "roman" est absente, bien que le projet ne semble pas différent du premier "Chino" ; les données personnelles sont souvent transparentes et des faits historiques restitués précisément, de la guerre d’Indochine à l’extension des villes. Ce n’est pas pour autant une autobiographie ou une succession de faits vérifiables, « réels », ni un roman au sens convenu du mot : le livre, comme les autres du cycle « Chino », rompt avec toute narration romanesque, ne serait-ce qu’en introduisant des documents (la liste en est donnée à la suite du texte, mais en fait partie), chansons et poèmes, jeux avec la typographie, mais surtout par son écriture. L’écriture est là pour restituer autre chose que le vraisemblable ; comme l’écrit Prigent dans son Journal (Point d'appui, P.O.L, 2019 ; 27/08/2017, p. 187), elle est une « résistance à la pression dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations) ». 

 

  La littérature est toujours présente, d’abord avec les citations et le jeu qu’elles entraînent. Chaque ensemble, en relation avec son contenu, est accompagné d’une citation en exergue ; celle par exemple de Gadda pour "Chino au jardin délicieux", tirée de Eros e Priapo : « Innumerabili sono i richiami d’amore », s’accorde au second degré avec la pratique de l’amie de Chino qui, nue sur le seuil du jardin, utilise un concombre en guise de godemiché. Dans le livre, les jeux avec les citations sont trop nombreux pour qu’on les relève, qui font appel aussi bien à Rimbaud (« la mer automatique allée avec le soleil pour un petit bout d’éternité ») qu’à un Évangile (« Car en vérité je te le dis » suivi de « scandale, bonne nouvelle ») ou à Mallarmé (« Les bouquets de rouges absents de toute fleur »). Dans une parodie de comédie, le personnage de Denise Courtay craint la mauvaise humeur de Jean, son mari, et, seule puis dans un dialogue, lui sont prêtés trois vers issus de tragédies de Racine et transformés, le premier d’ailleurs présent dans Grand-mère Quéquette avec le premier mot :

 

                        Quoi ! tandis que mon Jean s’abandonne au sommeil (Britannicus, I,1)

                        Oui, c’est Agamemnon, c’est ton chat qu'a miaulé (Iphigénie, I,1)

                        Ciel ! que vais-je lui dire ? et comment, vu la rogne (Phèdre, I,3)

 

   On ajoutera l’emprunt, mais modifié, d’une parodie de parodie de Cinna (V,1), de Raymond Rua, avec « Prends ton siège, Chino, et assoie-toi ta terre, a dit Doudou en douze pieds.[1] » 

 

   Dans l’ensemble titré "Chino au jardin des Muses", la réflexion sur la langue convie le lecteur à lire autrement que de manière linéaire, notamment en s’en prenant à ce qui semble intouchable pour conserver le sens, l’intégrité du mot : « Maussade vous a un côté mousse sale, salade fanée, aigreur de bouderie. Cet adjectif maugrée la colique. Quelque chose en lui ne veut pas. C’est à cause de mauMau est la version en cul-de-poule de mal. [Etc.] » Plus loin dans la même page, continuant l’examen de maussade dans le détail, Prigent rappelle l’existence de l’adjectif du moyen français sade « qui fait en poésie chouette », — qui signifiait « gracieux, charmant », du latin sapidus —, et de son dérivé de même sens sadinet chez Villon, employé aussi comme substantif pour désigner le sexe féminin.


   C’est là un court exemple non de jeu mais de rejet des formes académiques et une manière d’écrire autrement ; l’écriture de Chino au jardin mêle ce que l’ordre désigne par "niveaux de langue", aussi bien pour le vocabulaire que pour la syntaxe et la morphologie, use du calembour, de l’onomatopée, de l’énumération, introduit des mots d’ancien français, de breton, des néologismes, etc. Il s’agit bien de décrasser l’écriture des vieilles habitudes, contre les "Grandes Têtes Molles" de notre époque dont il donne quelques exemples à la manière du Lautréamont des Poésies : « Tête molle 1 : Saint-John-le-Percé, la Citerne pétonnante. Mort ! Tête molle deux : Alexandre Char, le Capitaine-Orageux-des-Destins. Mort ! Tête molle 3 : P’tit Guy Cadou, la Colique-des-Feuilles-Vertes. Mort ! Tête molle 4 : Guillevic Gros-Pif, l’ami enrhumé d’Euclide et du caillou. Mort ! [etc.] (...) Les mots sont des cadavres dans leurs bouches ». C’est pourquoi il donne, en gros caractères, les mots d’Artaud dans Le Pèse-nerfs, « Toute l’écriture est de la cochonnerie » et de Ponge, « La poésie : merde pour ce mot ! », puis reprend à son compte en les récrivant Bataille (« Poésie ? La haine ! ») et Denis Roche (« La Poésie ? Inadmissible ! *d’ailleurs n’existe pas ! »).


    Parmi d’autres manières de se défaire de l’académisme, des mots morts, Prigent introduit, à la façon de romans du XVIIIe siècle, une distance vis-à-vis de ce qui est écrit ; entre autres exemples, le narrateur s’adresse à Chino pour qu’il se réveille et il ajoute : « D’ailleurs faut poursuivre. Sinon on n’est pas arrivé à la page suivante, vers 136 ». C’est ainsi le principe même du romanesque qui est défait, tout comme il l’est avec le recours aux techniques du cinéma : tels moments du roman sont des "plans" et l’on passe sans transition ("cut") de l’un à l’autre : « Plan n° 2 [...] Cut. Plan n° 3 » ; ailleurs : « La scène se fige », « zoom », « fin du flash-back », etc. — on peut lire à ce sujet l’essai de Prigent, Ça tourne (L’Ollave, 2017).

 

   Il faut toujours re-commencer et l’on se souvient du titre du premier roman de Prigent publié en 1989, Commencement, et, travailler d’une autre manière le matériau de ce qu’a été une vie. Cinq ensembles du livre sur huit sont liés à l’enfance et à l’expérience des choses. Quand son ballon brise un carreau d’un bâtiment dans le jardin des postiers et que Chino veut le récupérer, il découvre, et le lecteur avec lui, dans cette Bretagne d’après-guerre un monde inconnu dont il se souviendra, celui de la vie ouvrière plus que difficile, celle aussi des immigrés polonais ou espagnols — cet ensemble a en exergue deux vers d’Apollinaire, « J’aimais j’aimais le peuple habile des machines / Le luxe et la beauté ne sont que son écume ». C’est par le jardin que sont évoqués la guerre d’Indochine et son issue, le poujadisme, le pillage par les enfants des vergers dans les jardins ouvriers, la vie des grands-parents, de tonton Louis et de la guerre de 14 dont reste « un nom sur un monument à coq gaulois qui chante gaulois sur le poilu ». C’est encore dans le jardin du premier ensemble du livre, qui se passe d’exergue, qu’apparaît la figure paternelle, figure attachée au travail de la terre et, donc, à la sueur : « La sueur de mon père quand j’y pense a l’odeur du jardin où je suis un jour entré dans la fièvre et dont plus jamais je ne sortirai. » Cette odeur associée au travail, c’est celle des ouvriers, « en eux sent fort la sueur de fond d’humanité. Du repas des hommes ils sont le pain moisi, la croûte amère et le vin aigre ; mais aussi le sel de joie, la mie de douceur et le levain de compassion ».



 

Ce temps revisité, est-il vraiment « re-vécu » parce que raconté ? Ce n’est pas tout à fait par hasard si le livre s’achève par un rêve de cimetière et « Larmes aux yeux, dents serrées, cœur brûlé, l’enfant devenu vieux regarde par terre dans la flaque de soleil entre ses chaussures revenir le temps des soleils d’avant ». Les jardins de l’enfance ont disparu, avalés par les pelleteuses : « Tout fut loti ». Cependant, dans ce livre où l’histoire d’un individu est inséparable de l’Histoire, le lecteur reconnaît d’un bout à l’autre une force de vivre qui fait s’agiter constamment Prigent dans la « bourrasque rythmique des mondes secoués de boucans, venteux d’une vie immense ».

 

 



[1] Parodie de Raymond Rua : « Prends un siège, Cinna, et assieds-toi par terre ».

 

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